OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Noël, ce mal nécessaire http://owni.fr/2010/12/24/noel-ce-mal-necessaire/ http://owni.fr/2010/12/24/noel-ce-mal-necessaire/#comments Fri, 24 Dec 2010 12:03:18 +0000 Agnès Maillard http://owni.fr/?p=39761 Faut pas croire, mais moi aussi j’aime bien les arbres morts qui clignotent dans la nuit pendant que les braves gens se font péter la panse de goinfrailles pas forcément très bonnes, mais assurément très caloriques et dispendieuses. J’aime bien la foire d’empoigne devant le dernier boudin blanc oint du souvenir du parfum de la réplique chimique de la truffe noire du Périgord.

J’aime bien pipeauter ma naine à fond, à lui expliquer que le cinquième gars en bottes d’équarrissage qui a des touffes de cheveux noirs qui s’échappent de la houppelande légendaire est un assistant du père Noël, le vrai, le beau, celui qu’on ne voit jamais, hélas, et qui a une étrange tendance à plus filer de jolis cadeaux aux gosses de bourgeois qu’aux seuls enfants sages… surtout si les parents de ces derniers rament au RSA.
Bref, faut pas me faire passer pour ce que je ne suis pas. J’ai l’esprit très fêtes, si, si.

Remember Shining

J’adore la quinzaine commerciale, ses vitrines barbouillées de dessins qui se voudraient naïfs et qui sont surtout niais, ses fausses promotions sur de faux produits de luxe et sa musique ! Ha, la musique de Noël ! À elle toute seule, elle mériterait un poème cousu main, avec ses clochettes tintinnabulantes, les trilles joyeux de ses violons échevelés et ses petits refrains entraînants entonnés en chœur par les orphelins de la police montée de Québec… ou d’ailleurs. Tout humain neurologiquement sain plongé plus de 15 minutes dans un flot sirupeux de musique de Noël devient nécessairement un tueur en série. Remember Shining. Et soyez circonspects et méfiants envers ceux de vos concitoyens dont le travail les exposent à cette nuisance auditive sept heures par jour, pendant beaucoup trop jours pour rester honnêtes.

Le top mercantile de Noël, j’y ai eu le droit, du temps de mon enfance parisienne, avec les vitrines animées du boulevard Haussman, leurs automates à la précision suisse, leurs décors disnéyens et leurs avalanches de paquets cadeaux vides, mais brillants.
Si tu n’es pas allé au Printemps à Noël, tu as raté ton enfance. Et c’est tout.
Le Printemps et son sapin géant qui perce les étages dans une débauche de guirlandes lumineuses de nature à mettre la centrale de Golfech à genoux. Le Printemps et son escouade d’une bonne quinzaine de vrais pères Noël qui paparazzient les trolls émerveillés à chaque coin de rayon. Le Printemps et son attelage de rennes qui annonce l’hiver et la pluie de cadeaux.
Et la naissance du petit Jésus, itou.

La crèche et son petit Jésus schtroumphisé par le froid

Parce que le top du top, c’est quand même la crèche vivante de la petite église de montagne perdue à flanc de Tarentaise, avec son petit Jésus schtroumphisé par le froid, sa Marie-couche-toi-là dont les talons à bascule ont fait la joie des petits gars de la vallée l’été dernier, son Joseph-Pernod-Ricard et son cheptel bien de chez nous qui réchauffe la chapelle d’un pet bruyant en plein sermon. Ça, c’est quelque chose. C’est le versant religieux et traditionnel de la chose. C’est le chœur céleste des angelots de la chorale du bled dont la voix haut perchée est un ascenseur pour le ciel. C’est même héroïque, comme l’année où le chasse-neige n’est pas passé à temps et où il a fallu coller la mère Michèle sur le capot de la Deuche pour pouvoir se tracter dans la poudreuse jusqu’à la messe de minuit, un peu plus haut dans la pente, à travers les chemins de chèvres que les torrents furieux défoncent au printemps. Ben oui, une Deuche, ça passe partout, pourvu qu’on lui leste bien les amortisseurs avant, parole de fille des montagnes!

Mais plus que tout cela, ce que je préfère dans l’esprit de Noël, c’est le grand repas de famille du réveillon, un pur moment de bonheur scintillant et gargantuesque que certains préparent à grands shoots d’anxiolytiques plus d’un mois à l’avance. Dans la série des grandes réunions familiales où tu peines à te faire porter pâle, tu as les mariages, les enterrements et le réveillon de Noël. Le réveillon a cela de bien que l’on sait à l’avance quand tombe le verdict, ce qui fait qu’on a tout loisir de s’y préparer aussi bien que pour le marathon de New York. Et puis, surtout, on est certains de ne pas devoir s’en enquiller plus d’un par an.

Jamais sans mon Prozac

Régime pré-Noël.

Déjà, quand j’étais gosse, c’était sportif à organiser, à commencer par le plan de table, grand moment de diplomatie gastronomique, où il convenait de ne pas attiser les vieilles vendettas dont l’origine se perd dans la nuit des temps des cavernes et dont la fin devrait transcender la vibration rauque de la dernière des trompettes du jugement dernier. Venait ensuite le choix du menu, avec sa farandole de plats qui devait témoigner à coup sûr de l’opulence et de la générosité de celui qui recevait sur son terrain. Sans oublier la portion régime de tata Georgette dont le cholestérol ne tolérait même plus la trêve des confiseurs. Et pour finir, le casse-tête des cadeaux, encore qu’avant la loi Évin, c’était tout de même nettement plus fastoche qu’aujourd’hui : cendriers, briquets et bonnes bouteilles et le tour était joué.

De nos jours, avec les familles recomposées, on a juste ajouté un peu d’équations du second degré dans l’organisation des migrations vespérales. C’est le Noël alternatif. On voit les gosses un Noël sur deux. Il ne faut donc pas se planter dans la liste des cadeaux, sinon, ça va charcler au pied du sapin le lendemain matin.
C’est beau la modernité.
Même si le point d’orgue sera une digestion quelque peu difficile devant un quelconque bêtisier de Noël sur écran plat 16:9 Full HD, les neurones nécessairement au repos pendant que l’estomac bataillera sous sa ligne de flottaison.

Pourtant, on en redemande…

Mais en fait ce que l’on préfère dans Noël, c’est qu’il existe. Même si les jouets vus à la télé sont d’une mochitude confondante dans la lumière pâle des petits matins blêmes. Même si la bouffe coûte un bras, pèse sur l’estomac et creuse le déficit de l’année qui s’annonce. Même si la moitié des convives fait la gueule et que l’autre fait semblant de passer un moment inoubliable. Même si la déco est plus clinquante que le bal de l’Élysée, version Sarko. Même si on ne sait jamais quoi offrir à ceux que l’on aime et que l’on sait encore moins recevoir. Même toute cette joie forcenée, tout ce gaspillage ont quelque chose de profondément pathétique.
On adore ça.
Et on en redemande.

Parce que pire que les conneries de Noël, c’est un Noël sans conneries.
Un Noël de petit nombril du monde.
Le moment précis où l’on mesure l’importance des réseaux. Pas les réseaux sociaux virtuels d’Internet sur lesquels le soleil ne se couche jamais.
Non, nos réseaux d’appartenance, ceux qui font qu’on est un humain parmi les humains, même si c’est souvent chiant et étouffant.

Car Noël bat la mesure de notre appartenance à l’humanité

Familles, je vous hais. Mais au moins, vu avez le mérite d’exister, de donner de la substance, un substrat à ma colère.
Saint-François-d’Assise prônait la pauvreté à ses disciples. Pour nous, la pauvreté, c’est ne rien posséder, à peine sa carcasse. À l’époque de Saint-François, la pauvreté avait un autre sens, bien plus profond, finalement. Les gens, dans leur grande majorité, vivaient de peu et possédaient encore moins. Ce qui faisait la valeur d’une personne, c’était son appartenance à un groupe, à une communauté, voire à plusieurs réseaux. On existait comme le fils de, le voisin de, le membre de telle guilde, l’habitant de tel village. Le pauvre, c’était le pauvre hère, le vagabond, celui qui n’a d’attaches nulle part, celui dont personne ne pouvait dire qu’il le connaissait. Celui qui n’appartenait à aucun groupe, on pouvait le chasser, le maltraiter, le dépouiller : il n’était protégé en rien, par rien et par personne.

Alors oui, il est de bon ton de détester Noël, ses pacotilles, son fatras de bonnes intentions coulées dans un océan de mercantilisme, mais comme tous les rites collectifs, il bat la mesure de notre appartenance à l’humanité. À une toute petite part de cette humanité. Peut-être pas la meilleure, mais sûrement pas la pire.

Parce que la pire des pauvretés, finalement, c’est de ne compter pour personne.

Photos CC Flickr masatsu (bûche), Stéfan (vendeuse et crèche), nirbhao (Prozac) et g.h.vandoorn (tablée)

Une CC Loguy pour OWNI /-)

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Contre la « démocratie de représentation » parlons vraiment de politique ! http://owni.fr/2010/11/30/contre-la-%c2%ab%c2%a0democratie-de-representation%c2%a0%c2%bb-parlons-vraiment-de-politique/ http://owni.fr/2010/11/30/contre-la-%c2%ab%c2%a0democratie-de-representation%c2%a0%c2%bb-parlons-vraiment-de-politique/#comments Tue, 30 Nov 2010 12:01:55 +0000 Agnès Maillard http://owni.fr/?p=37298 Pour la plupart des gens, la politique, ça se résume à de foutus combats des chefs entre des Sarko-pas-beaux et des Ségolène-la-vilaine que l’on tranche, de temps à autre, d’un négligent bulletin de vote.
Et après, on s’étonne que le petit peuple se désintéresse de la chose publique !

C’est tellement vrai que mon blog, au départ classé dans les blogs politiques, a fini dans les blogs société. Parce que je n’y parle pratiquement jamais des petites manœuvres d’appareils, du jeu de chaises musicales mis en scène par les peoplelitiques, les petites phrases assassines, les grandes stratégies d’accès au pouvoir et sa médiocre réalité quotidienne.

L’actualité politique réduite à des batailles de valets de chambre

Franchement, savoir qui, de la brochette de clowns complaisamment mis en scène depuis des années par des médias serviles, va servir la soupe aux forces de l’argent lors de la prochaine passation de la louche en or, ça intéresse qui ? En quoi les petits soldats de l’économie de marché triomphante et indépassable — que nous sommes tous — sont-ils intéressés par les luttes de pouvoir des laquais des grandes fortunes et des multinationales dont ils reçoivent prébendes et feuilles de route ? Ce n’est pas comme si nous avions le choix de notre société, le choix de notre mode de vie, le choix du monde que nous voulons laisser à nos enfants, le choix du monde que nous voulons ici et maintenant. Sur ces questions centrales, les espaces de discussion et d’information que sont censément les médias ne s’arrêtent pratiquement jamais.

Parce que ces questions-là, c’est l’affaire des experts et des professionnels de la chose publique. Pas du petit peuple. Lequel doit surtout s’intéresser à quelques petites choses essentielles pour la bonne marche du monde tel qu’il est : trimer comme des bœufs, consommer comme des porcs et voter comme des moutons quand on lui intime l’ordre de le faire et pour les bonnes personnes, de préférence.
En fait de démocratie représentative, nous sommes passés à une démocratie de représentation, dans le sens théâtral du mot.

La scène politique nous sert le spectacle des turpitudes de son petit personnel, un peu comme la mythologie grecque occupait la plèbe avec les drames et les passions qui déchiraient l’Olympe. Et les grands prêtres de l’info, dépendants de cette théâtralisation de la vie publique, amplifient à dessein la dramaturgie politique, se font les caisses de résonance des petites phrases creuses et des basses manœuvres des acteurs de la vie publique et médiatique. D’où l’importance du tapage autour des questions d’appareils ou du monologue du nabot.

Allez chez H&M ou prendre sa bagnole : des actes politiques

Comment s’intéresser encore aux discours, alors qu’ils sont probablement l’aspect à la fois le plus vain et le plus édifiant de la peoplelitique ? Sarko parle, parle, parle. Il raconte des choses, en promet d’autres, mais finalement, que reste-t-il de tout ce bruit de fond informe ? Ces actions. Et il y a loin des promesses aux réalisations concrètes. Parce que c’est ça, la politique : du concret, chaque jour, dans nos vies. Sarko et ses petits copains peuvent bien raconter ce qu’ils veulent : nous sommes en mesure de voir quels sont leurs actions, leurs décisions et leurs résultats. Et nous voyons que le programme politique qu’ils suivent est bien loin de celui qu’ils nous vendent chaque jour. Parce qu’il faut bien appâter le chaland pour continuer les petites affaires entre amis.

J’entends souvent des gens qui m’assurent, la main sur le cœur, comme un gage de bonne santé mentale, que la politique ne les intéresse pas du tout. Ce à quoi je réponds toujours doctement :

Si tu ne t’intéresses pas à la politique, elle, elle s’intéresse toujours à toi.

Se lever tôt est déjà un acte politique. Ce que l’on mange est politique : malbouffe industrielle, produits de saison, cuisiné main ? Quand on s’habille : chez H&M ou une boutique de quartier, et est-ce que j’ai vraiment besoin de ce manteau en plus ou de cette paire de pompes ? Quand on se déplace : ai-je besoin de la voiture pour faire 100 mètres ou est-ce que je peux tolérer de prendre la pluie sur mon visage, quel est le moyen de transport le plus efficace, est-ce que j’ai vraiment besoin de faire ce trajet ou est-ce que je peux faire autrement ?

Même la taille des poils de cul est une affaire politique, comme chaque moment de notre vie, chaque décision de nous prenons ou que nous laissons d’autres prendre pour nous. Est-ce que je vais faire des gosses ? Dans ce monde, dans cette société ? Est-ce que je vais bâtir un foyer, un empire, des châteaux en Espagne ? Est-ce que je traite convenablement chaque personne que je côtoie dans la journée : la caissière, le facteur, le passant, l’autre connard qui conduit si mal ? Est-ce que je consacre mon temps aux choses vraiment importantes ou est-ce que je le gaspille ? Pourquoi n’ai-je pas encore benné la télé et bêché mon jardin ?

Qu’est-ce qui aura le plus de sens dans mon rapport au monde : glisser un bout de papier dans l’urne de temps à autre et laisser d’autres vaquer aux affaires collectives, en râlant abondamment au bistrot du commerce contre leurs petites inaptitudes ou grandes trahisons ou sortir de chez moi, de mon petit confort égoïste et planter allègrement les deux mains dans la merde du monde qui vit, qui bouge et qui évolue ?

Refuser la compétitivité comme seul projet de société

La politique, c’est l’action citoyenne, chaque jour, tout le temps. C’est la politique qui a imprégné chacun de nos pas ces derniers mois, pendant que nous exprimions dans la rue notre profond rejet du théâtre des Guignols et de leurs mensonges répétés. C’est la politique qui conditionne forcément le monde dans lequel nous vivons, parce que c’est le politique, le lieu de la décision et de l’action et nulle part ailleurs.

Aujourd’hui, l’essentiel de la force politique dans laquelle nous sommes englués est utilisée à nous convaincre de notre impuissance en tant que citoyen et de la nécessité indépassable de nous soumettre à la loi du Marché. Santé, travail, éducation, vieillesse, tout ne peut plus se penser que comme des activités que l’on doit absolument rentabiliser ou alors réduire à leur plus simple expression, parce que nous devons être COM-PÉ-TI-T-IFS. Cela est notre seul et unique projet de société. Et quels que soient les partis en présence, les conflits de personnes, de structures, ce modèle de société n’est jamais, jamais remis en question. La politique-spectacle devient alors le lieu de la soumission et la seule action autorisée est celle qui permet la soumission de tous à ce modèle-là.

Sans autre forme de discussion.

Nous pouvons pérorer sans fin sur les qualités et défauts supposés de tel ou tel personnage de la commedia della politica, commenter les paroles de l’un, les vêtements de l’autre, nous extasier ou nous indigner des manœuvres de tout ce petit monde pour approcher sa chaise de la table du banquet, tant que nous ne nous mettons pas en tête de vouloir entrer dans l’action, de critiquer la structure même du pouvoir, la manière dont on y accède et ses objectifs réels. La polémique stérile : oui ! La remise en question et la refondation de notre modèle de société : non !

La seule realpolitik que je reconnaisse, c’est celle qui implique l’ensemble des citoyens. C’est celle qui use les semelles, qui bouscule les idées, qui pense des lendemains qui chantent et qui expérimente de nouvelles manières d’y arriver. C’est celle qui se construit jour après jour, même si on n’est jamais, au départ, que trois gus dans un garage.

Bienvenue dans la vita activa.

Billet initialement publié sur le blog de Monolecte sous le titre Politics.

Photo FlickR CC Mark Kobayashi-Hillary ; University of Washington Libraries Digital Collections ; mtsofan.

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Démolition programmée du service public à La Poste http://owni.fr/2010/11/26/demolition-programmee-du-service-public-a-la-poste/ http://owni.fr/2010/11/26/demolition-programmee-du-service-public-a-la-poste/#comments Fri, 26 Nov 2010 09:15:46 +0000 Agnès Maillard http://owni.fr/?p=37022

Le Monde de ce matin titre doctement sur le nouveau plan stratégique de La Poste qui, Ô surprise, s’apprête à réduire encore plus sa masse salariale pour, soi-disant, s’adapter à l’érosion de l’activité courrier tout en conservant une belle courbe turgescente de rentabilité.

Ce que ce papier sans mise en perspective ne dit pas, c’est :

  • que depuis quelques années, les effectifs ayant déjà fondus, les postiers survivants ont des tournées de plus en plus longues, avec de plus en plus de foyers à couvrir chacun. Il n’est plus rare qu’un postier finisse sa tournée en dehors de ses heures de service. Les tournées sont calculées avec un chronomètre à la main et ne tiennent pas compte des contraintes de circulations ou des montées en charges régulières de l’activité courrier (impôts, catalogues saisonniers, etc.)
  • que depuis quelques années aussi, le gros des recrutements se fait en contrats de droit privé ultraprécaires, avec des salaires au plancher et des salariés au sifflet que l’on prend, que l’on jette, pendant des années, avec des sous-statuts et des sous-conditions de travail.
  • que la poursuite de la réduction des effectifs ne pourra se faire qu’avec la réduction programmée du service rendu, la notion de service public passant largement à la trappe.
  • Déjà, le projet de ne plus distribuer le courrier des particuliers le lundi est dans les cartons depuis un petit moment, en attendant que le public soit pédagogiquement prêt à accepter une fois de plus de payer toujours un peu plus cher un service toujours un peu plus dégradé.

De la même manière, les effectifs étant gérés en flux tendu, les absences, que ce soit des congés ou des maladies, entraînent régulièrement des dysfonctionnements de service sur lesquels La Poste reste d’une discrétion exemplaire. Les postiers volants (ceux qui n’ont pas de tournée affectée) sont le plus souvent des précaires qui connaissent peu ou mal leurs secteurs : temps de tri augmenté de manière exponentielle et temps de tournée hors limite.

Mais comme même les volants viennent régulièrement à manquer, une tournée vacante est :

  • soit partagée entre deux autres tournées, ce qui augmente la charge de travail des postiers survivants et rallonge le temps de distribution sans compensation,
  • soit tout simplement délestée.

Bien sûr, La Poste nie toute pratique de délestage des tournées, mais dans les faits et les cambrousses, il y a des jours où la petite voiture jaune est aux abonnés absents.

Boîtes aux lettres uniques pour service ultra-minimum

Face à l’explosion de l’habitat péri-rurbain qui augmente significativement les points de tournées et le nombre de foyers par tournée, les nouveaux foyers en lotissement ne sont plus desservis, mais les boîtes sont regroupées à l’entrée du lotissement. Donc, plus de ports de recommandés et de colis : services disparus sans compensation financière.

Et surtout, le modèle à l’espagnole nous guette, avec regroupement des boîtes des petits villages à la mairie, avant de passer directement à la fin de la desserte du dit village, avec boîtes postales obligatoires dans quelques centres de tri cantonaux.

Résultat intéressant de cette stratégie de démolition programmée du service courrier : non seulement, on crée des chômeurs avec un enthousiasme qui ne s’érode jamais, non seulement on ruine la notion de service public sans aucun bénéfice pour l’usager, mais surtout, on crée un gaspillage et de la pollution à tire-larigot, parce que la simple perspective de la rentabilité immédiate ne se préoccupe jamais des conséquences collectives de ses choix.

Si l’on suit la logique stratégique postale jusqu’au bout, d’ici très peu de temps, là où un gus salarié desservait 200 foyers avec une seule voiture, il y aura bientôt un chômeur de plus et 200 péquins qui prendront chacun leur caisse chaque jour pour aller chercher le courrier au bourg à 10 ou 20 bornes de là.

On n’arrête vraiment pas le progrès !

Billet initialement publié sur le blog Monolecte sous le titre La Poste s’assoit sur le service public.

Image CC Flickr coincoyote et claytron

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Girly porn diaries http://owni.fr/2010/11/19/girly-porn-diaries/ http://owni.fr/2010/11/19/girly-porn-diaries/#comments Fri, 19 Nov 2010 11:07:09 +0000 Agnès Maillard http://owni.fr/?p=23793 Quand OWNI m’a demandé d’écrire un papier sur le sexe, enfin un truc girly trash porn, j’ai commencé par beaucoup m’en amuser, un peu comme si le Louvre commandait à Gilbert Montagné une étude sur le rendu de la lumière dans l’œuvre de Rembrandt !

Après m’être longuement creusé la nénette pour savoir ce que j’allais bien pouvoir déballer sur cet épineux sujet, j’ai fini par pondre un truc bien monolectien, sur le cul vu du côté la lutte des classes, jugé un peu trop engagé et qui a donc logiquement atterri chez moi.
Puis, j’ai décidé de réfléchir à la question.

Qu’est-ce que j’y connais au porno, pour commencer ?
Pas grand-chose.

Voilà ce que l'on trouvait autrefois sous le lit d'un ado.

À une époque, c’était des histoires de petits cinémas glauques où de vieux messieurs moches et seuls allaient se palucher pitoyablement sur des sièges de velours rouges tout tâchés. C’était aussi des magazines criards planqués tout en haut des présentoirs des marchands de journaux, là où les petits garçons ne pouvaient s’élever, même à la force du poignet. C’était des photos toutes froissées par un usage intensif que des garçons à peine pubères se refilaient à la récré derrière les chiottes en gloussant comme des dindons mal dégrossis. C’était aussi, pour les plus rusés d’entre mes copains, le cahier central de Vidéo7, le seul magasine qu’ils pouvaient acheter sans passer pour des pervers déliquescents. Bien sûr, il fallait un microscope pour mater les jaquettes bien explicites du cahier central spécial porno, mais comparé aux pages lingeries de La Redoute, ce devait être la plongée directe du club Mickey à Sodome et Gomorrhe.

Et côté filles, me direz-vous ?

À l’heure où nos petits cerveaux malléables baignaient littéralement dans une tempête hormonale, le sujet était forcément de la plus haute importance dans notre pensionnat de jeunes filles bien élevées dont quelqu’un jetait la clé au fond d’un puits tous les lundis matin pour ne la retrouver que le vendredi soir. Et notre curiosité était au moins aussi immense que notre ignorance dans le domaine. L’éducation sexuelle de l’époque était totalement indigente, limitée à une heure de biologie avec une coupe transversale des organes reproducteurs présentée en troisième sous les rires éraillés des garçons et puis c’est tout. Le sexe, c’était dans le courrier des lectrices de Podium et de ce genre de sous-magazines pour gamines pubères, avec des questions vachement importantes comme “faut-il coucher le premier soir” ?
Et bien sûr, les récits instructifs des grandes :

  • “quand une fille marche avec les genoux écartés comme ça, c’est qu’elle a couché”
  • “J’ai fait une pipe à travers un jean, est-ce que je peux tomber enceinte ?”

On ne savait pas de quoi elles parlaient, et manifestement, elles non plus. En fait, s’intéresser au sexe, quand on était une fille, c’était assez limite. Juste des discussions ignares et confuses, le soir après l’extinction des feux. Une fille qui aurait ramené un journal de cul ou maté un porno, ça aurait plutôt été une salope qu’une exploratrice. Vu des adolescentes, le sexe, c’était regarder langoureusement les garçons à travers son mascara grumeauté à grands paquets tout en espérant un palot pas trop baveux à la gare routière, le vendredi soir, avant de rentrer sagement à la maison.

J’avais une amie qui n’avait pas très bien intégré les codes du genre. Un jour, elle ramena un roman porno qu’elle avait dû piquer à son grand frère ou à sa mère, un truc qu’on lisait avec émois sous les couvertures tout en essayant de comprendre un vocabulaire stratosphérique rempli de vît, foutre, con, chatte, pine, gland, etc. Le porno dérobait à notre perception sexuelle ce qu’il étalait à pleines pages pour les garçons. Pendant que les copains se tapaient des concours de branlette après l’extinction des feux, on en était encore à penser que le touche-pipi, c’était sale et dépravé et à se demander si, pendant une pelle, il convenait d’ouvrir la bouche et… mais qu’est-ce qu’on pouvait bien foutre de la langue?

Un jour, la copine au livre expliqua qu’elle s’était masturbée abondamment et avec une belle réussite avec son stylo encre de service, éveillant la curiosité de la plupart d’entre nous et la jalousie d’une autre. Le lendemain matin, elle fut saluée dans la cour de récré par un garçon avec un langoureux “bonjour Stypen”. Ça n’a duré que quelques semaines, mais elle en fut profondément mortifiée et stigmatisée. Elle était la salope, la branleuse, la pute. Les autres nanas l’évitaient soigneusement pour ne pas être contaminées par sa réputation sulfureuse et je suppute que les garçons se sont astiqué le manche bien des fois en pensant à elle secrètement…

Et puis, est arrivé Canal +

Ça n’a l’air de rien, comme ça, mais d’un seul coup d’un seul, le truc un peu poisseux qui se planquait sous le manteau arrivait directement dans le salon de quelques privilégiés respectables. Le porno du samedi soir ! Enfin pas tous les samedis non plus, fallait pas être trop gourmand ! Mais tous les premiers samedis du mois, c’était l’institution : avec une passoire correctement agitée devant les yeux, on pouvait espérer déchiffrer quelque chose dans les bacchanales cryptées. Le vrai sport, pour les ados de mon calibre, c’était donc de se retrouver invités le jour qu’il fallait, dans une maison correctement équipée et jouer finement de l’emploi du temps pour que les parents soient absents pendant le créneau fatidique.
Autant dire que ce n’est pas arrivé souvent !

Des années de curiosité réprimée et insatisfaite qui vont céder devant le tsunami de la banalisation du sexe. Canal+ ouvre la brèche dans laquelle s’engouffre une foultitude de chaînes et de programmes. Le cul devient décomplexé à tel point qu’on finit par savoir ce qui même ne nous intéressait pas. Petit coup de zapping mou et hop, immanquablement, on finit par tomber sur une vulve ouverte à tous les vents. À se demander si le trop n’est pas l’ennemi du bien.

Terminée, la griserie de l’interdit, le subtil frisson du voyeur qui découvre ce qui lui est si fermement caché. Du cul, du cul, du cul, partout, tout le temps, à tous les étages. Ça fourre, ça couine, ça gémit en de grands hahanements bien appuyés. C’est comme une grosse bouffe avec une farandole de desserts qui n’en finit pas… totalement indigeste et vaguement écœurante.

Et si, au moins, ça faisait monter la température dans les culottes ! Mais non. Des vulves, des seins, des anus, des doigts et, de temps à autre, une bite qui fourre tout ça comme si elle voulait éclater la taupe au fond du trou. Les films se ressemblent tous : de petites nanas dépoilées et siliconées, avec de petits culs lisses si étroits qu’on se demande comment elles peuvent supporter de se faire désarticuler par des empaleurs en série qui ont tous des gueules de proxo mafieux des pays de l’Est.

C’est de l’érotisation de plombier ou l’art de fourrer les orifices. Avec toujours la même séquence, pratiquement filmée en macro : cuni, pipe, levrette, sodo et éjac’ faciale. Comment penser qu’une femme puisse être bouleversée par une série de petits jets de sperme en pleine poire ?
Juste des variantes. Des Noirs, des Japonaises qui couinent en se tortillant, des gods, des vieux. Et toujours de longs plans-séquences sur des nanas qui se font tringler. La métaphysique du vide, la sexualité du trou. Le porno formaté et répété ad nauseam au service de la branlette hygiéniste de monsieur. C’est tellement fait par des mecs et pour les mecs que même eux ne marchent plus à tous les coups. J’ai cherché le salut du côté du porno amateur sur Internet. Exploration sans fin (faim?) des mots clés qui égrènent tous les fantasmes, mais qui débouchent toujours, plus ou moins, sur le même manque de mise en scène d’un coït standardisé et sans âme.

Aussi, quand j’ai entendu parler du porno pour les femmes, je me suis jetée dessus comme le naufragé du Titanic sur une bouée autochauffante ! Dirty Diaries se donne carrément l’ambition de repenser la pornographie, que dis-je de la révolutionner en laissant la caméra le téléphone portable à douze réalisatrices d’obédience féministe. J’y crois, j’ai vachement envie d’y croire, comme on a envie de croire au shampoing qui te donne une crinière de lionne qui brille au soleil ou à la lessive qui lave toujours plus blanc et qui atomise les tâches qui te ruinent le linge et le moral ! Je reluque un extrait de Skin, le court le plus prometteur du lot, en fantasmant sur la recréation du genre. Et je me prends en pleine poire un manifeste pour une sexualité sans hommes. Ben oui, pour moi, le sexe au féminin, ce n’est pas quelque chose qui exclut l’homme, le ridiculise, le transforme en simple godemichet.

J’aime les hommes, de préférence dotés d’un léger pelage qui ombre leurs cuisses, leurs fesses, leur ventre, j’aime les hommes bien faits et pas forcément body-buildés, j’aime les hommes avec leurs sourires ravageurs, leurs petites pudeurs déplacées, leur fragilité soigneusement dissimulée, j’aime les hommes qui aiment les femmes qui aiment les hommes. Et donc, forcément, pour moi, Dirty Diaries retombe comme un vieux soufflet et n’apaise en rien mon envie d’être émue par une belle et éclatante sensualité masculine.

Y-a-t-il vraiment du porno pour les femmes?

Quand je cherche du “nu masculin” sur Google images, je récupère toute une iconographie glaçante de jeunes imberbes musculeux à destination des homos. De (jeunes) hommes vus par et pour des hommes. Et ça ne me bouleverse pas.
Finalement, ils ont eu raison les petits gars (fille en fait, ndlr) d’OWNI, de me demander de me pencher sur la question du porno vu par les filles. Ce n’est pas mon univers, pas ma came, pas ma zone de combat… a priori.
Je suis arrivée sur ce sujet avec l’exaltation gourmande d’une jeune ouvrière qui vient d’être embauchée à l’usine de chocolat du coin, dans l’idée de me vautrer dans le stupre et la luxure sans culpabilité aucune : “ben, c’est pour le boulot, quoi”!
Et me voilà avec le cœur au bord des lèvres, submergée par l’abondance de chairs exposées, malaxées, par une déferlante de foutre et de vulgarité.

Oui, on veut du sexe. Mais pas de la viande.
Oui, on veut des mecs. Mais pas des sexe-machines.
Oui, on veut du porno, mais du porno qui saurait mettre en scène l’alchimie subtile du désir et de la jouissance, un hymne à la sensualité et au plaisir partagé !

Ce n’est pas gagné !

Image CC Flickr darkwood67, flickroli666, Paolo C. et Courbet retaillé par Elsa Secco

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Les lycéens rejoignent la contestation http://owni.fr/2010/10/07/les-lyceens-rejoignent-la-contestation/ http://owni.fr/2010/10/07/les-lyceens-rejoignent-la-contestation/#comments Thu, 07 Oct 2010 12:12:19 +0000 Agnès Maillard http://owni.fr/?p=30828

Démarrage en cote, ce matin, chez Le Monolecte : petit marathon matinal impromptu à la recherche d’une manifestation sauvage.

Les habitués le savent : le matin, c’est revue de presse d’Internet, jusque vers 10 heures, juste histoire de s’imprégner dès potron-minet de la fétidité du jour en Sarkoland, an de disgrâce III. J’oscille généralement entre colère et écœurement et selon l’émotion qui l’emporte, j’écris ou je me morfonds. Ces derniers temps, l’ambiance était plutôt à la nausée matinale, sans même l’espoir d’un heureux événement au bout.

Mais ce matin, par la grâce du téléphone arabe qui s’accommode fort bien des technologies de pointe, me voilà dans une bonne grosse vague de joie féroce, empoignant tout mon bardas d’un geste ample et décidé avant de m’engouffrer dans la R25, pied au plancher vers le centre-bled. Je sais, ce n’est pas bien de doubler sur les zébras, mais mon petit doigt m’a dit que les ninjas volants en pyjama bleu viennent eux aussi d’avoir leur routine matinale bousculée par les événements en cours.

Le temps d’arriver et il n’y a déjà plus rien sur la place des bistrots. Je tombe sur la bouchère et lui lance au galop :

  • Vous n’auriez pas vu passer une bande de jeunes qui manifesteraient vaguement ?
  • Oui, mais ça fait déjà bien cinq minutes qu’ils sont repartis vers les arènes.

Voilà donc comment je me retrouve à traverser tout le bled en semi-fond, à la recherche d’une manifestation fantôme que personne n’avait prévu. Le bled est aussi calme que d’habitude. Arrivée en bas, déjà bien moins fraîche qu’en haut, j’avise la poulaillère à roulette qui était donc bien réquisitionnée ici, au lieu d’aligner du pruneau sur les petites routes de Gascogne. Pas un cri, pas un bout de banderoles, je suis une pisteuse déplorable, incapable de débusquer une poignée de gueulards dans un bled moins grand que le Carrefour de Toulouse Portet. Je remonte la rue principale et tombe sur le mini-troupeau des adorateurs du kebab. Toute la semaine, ils sont une demi-douzaine de gaziers à palabrer comme des vieux à bérets sur un bout de banc en béton.

  • Heu, vous n’auriez pas vu des collègues du lycée en train de faire une sorte de manifestation, quelque part ?
  • Ben si, ils sont tombés sur les flics en bas, du coup, ils font le tour par les allées Parisot [NDLR : ben non, ça s'invente pas, on a vraiment des allées Parisot dans le bled, sauf que celui-là, c'était un sacré résistant !]. Ils devraient pas tarder à rejoindre la place du haut.
  • Merci les gars !

La place du haut. Celle où je me suis garée, où je retourne, toujours au galop, et où je déboule, juste à temps pour poser un genou à terre et commencer à mitrailler, enfin, ma manifestation surprise de lycéens.

Ils sont une petite centaine, très contents de leur effet, bardés de pancartes et de banderoles, mais avec un répertoire révolutionnaire des plus indigents :

Sarkozy, si tu savais, ta réforme, ta réforme, Sarkozy, si tu savais, ta réforme où on se la met.

Celle-là, elle date des manifs anti-Devaquet de 1986. Du coup, je me prends un quart de siècle dans les gencives, je me revois en train de draguer mollement celui qui deviendrait le père de ma fille et je me jure de ne plus jamais me payer la tête d’un ancien combattant.

Le cortège s’est enfin garé devant la mairie, tournant en boucle sur le même refrain avec une belle détermination juvénile. J’accroche une petite blonde platine que d’autres m’ont désignée comme faisant partie des leaders.

  • Bonjour, c’est quoi cette manif, j’étais même pas au courant ?
  • En fait, c’était un peu l’idée, c’est une manif surprise.
  • Les lycéens ont décidé spontanément de rejoindre le mouvement contre la réforme des retraites.
  • Oui, mais c’est un peu plus compliqué que ça. En fait, ce sont les syndicats de travailleurs qui ont suggéré officieusement aux syndicats étudiants de lancer quelque chose de leur côté.
  • Ah, bon, ce n’est pas si spontané que ça… Et vous dépendez d’un syndicat?

Elle montre son gros autocollant Fidel collé sur son polaire

  • Ah, ben, oui, forcément.
  • On doit aller avoir le maire, là!

Les lycéens décident de faire un sitting bruyant, mais avec un seul couplet en tête, il faut bien avouer qu’ils rament sévèrement pour maintenir les décibels au taquet. Franchement, il va falloir penser à renouveler un peu le genre, question musique et slogan. Cela dit, c’est toujours mieux que la sono CGT qui crache le très joyeux et inapproprié J’ai la quéquette qui colle, dans les manifs de salariés.
Je me rabats sur un autre groupe de leaders.

  • Bon, en fait, pourquoi vous vous joignez au mouvement sur les retraites?

Elle, elle est brune et plus grande que moi. C’est comme ça. Dès la sixième, ils sont souvent plus grands que moi.

-Parce que cela nous concerne : ils veulent faire travailler les vieux plus longtemps, alors que nous, on a déjà du mal à trouver un boulot.
-Ah, bon ! Donc, en fait, c’est assez égoïste, votre solidarité !
-Oui, mais c’est vrai que c’est pas logique leur réforme, alors qu’on n’arrive pas à s’insérer.
-Bon, on dit pas qu’il ne faut rien faire. On sait que ça ne peut pas continuer comme ça, mais c’est pas la bonne façon.

Celui qui vient d’intervenir a le poil au menton légèrement plus dru que les autres.

  • Tu es au syndicat lycéen, toi aussi ?
  • Moi non, je suis un ancien, je viens de Toulouse pour leur prêter main-forte.
  • Tu es en fac ?
  • Oui, je viens soutenir mes anciens copains.
  • Mais tu es un agent agitateur extérieur, en fait !
  • Oui, on peut dire ça.
  • Mais la manif, là, c’est le bled tout seul dans son coin ?
  • Non, non, c’est pour aujourd’hui, partout en France.
  • Mais comment vous avez fait pour organiser tout ça ?
  • Ben Internet.
  • Oui, Internet… et des SMS.

Là, ça parle geek et tout de suite, il y a un petit groupe qui se forme autour de moi.

  • Expliquez !
  • Dès lundi, ça a tourné sur Facebook et là, ça va très vite. On a monté un groupe…
  • Non, c’était un événement…
  • Oui, un événement qui s’appelle ‘manifestations devant les lycées’…
  • Je vais aller voir
  • Non, ce n’est pas la peine, c’est un groupe privé.
  • Oui, moi, j’ai reçu le message lundi soir et tout de suite après, j’ai balancé plein de SMS partout chez mes copains.
  • Et puis là, on prépara le 12 !
  • Le 12 ?
  • Ben oui, l’acheminement, pour les grandes manifs. Y en a qui iront à Auch et d’autres à Toulouse. On s’organise, quoi !
  • Excellent. Vous pensez quoi, vraiment de cette réforme ?
  • Ben tout le monde sait qu’il faut en faire une, mais pas celle-là.
  • Comment ça, il faut en faire une ?
  • Ben, on le sait.
  • Vous le savez d’où?
  • Tout le monde le sait.
  • Mais tu as des chiffres, des arguments ? On te donne une réponse, comme ça et ça te va ?
  • Oui, mais y a plus d’argent.
  • Où ça, il y a plus d’argent ? Vous savez ce qu’il s’est passé il y a deux ans ?

Bon, là, c’est vrai qu’il y a deux ans, ils avaient peut-être autre chose à penser qu’à la crise de l’immobilier, des banques et de tout le pognon qui s’est évaporé dans les plans de sauvetage et de relance. Je change d’angle.

  • Comment vous expliquez qu’il n’y a plus assez de fric pour les retraites ou l’éducation dans ce qui est un des pays les plus riches du monde ? On n’a jamais été aussi riches.
  • Heu, c’est qu’il faut prendre l’argent du capital !?!
  • Non, je ne parle pas de réponses toutes faites, je parle de bonnes questions, des bonnes questions que vous devez vous poser avant d’accepter des réponses que vous n’avez pas demandé.

Bon, là, je crois que je les embrouille. Mais si j’ai pu les faire douter un peu de la propagande des déficits sociaux, ce ne sera déjà pas mal joué. Je les laisse repartir en cortège vers l’église. Il n’y a jamais personne de ce côté-là, mais ils ont encore de l’enthousiasme et de l’énergie à revendre.
Sur la place de la mairie à présent désertée, une petite vieille me rejoint en râlant :

  • Et voilà, on supprime des postes, on ne les encadre plus et ils font n’importe quoi !
  • Comment ça ?
  • Ben, là, les jeunes, à tout bloquer.
  • Vous savez, là, ils manifestent pour les retraites, les jeunes.
  • Ah bon ?
  • Ben oui. Ils manifestent pour vous, en fait.
  • Ah, c’est bien, je n’avais pas compris.

À la cambrousse, il est d’usage d’amortir au maximum chaque voyage au bled. J’en profite pour finir ma tournée chez ma bouchère.

  • Alors, vous les avez trouvés, vos jeunes ?
  • Je me suis surtout tapé un sacré footing de bon matin, mais c’est bon, c’est dans la boite.
  • Et c’est pour quoi, là ?
  • Contre la réforme des retraites, pour laisser la place aux jeunes.
  • Oui, enfin, bon, c’est bien de râler, mais après, ils ne veulent pas travailler.
  • Comment ça ?
  • On n’arrive pas à trouver des apprentis. Les jeunes, ils ne veulent pas travailler dans la boucherie, les choses comme ça.
  • Faut dire que les filières professionnelles ne sont pas franchement valorisées au lycée.
  • Oui, mais c’est surtout qu’il faut se lever tôt et bosser le samedi et le dimanche. Donc, terminée, la fête avec les copains.
  • D’un autre côté, je comprends.
  • Vous savez, mon prof au lycée, il m’avait dit que je n’arriverais jamais à rien. Ben aujourd’hui, je suis là !
  • C’est vrai ! Et c’est tant mieux pour nous.
  • D’ailleurs, samedi, faut passer : on fera dégustation avec du bourret.
  • C’est demandé si gentiment que je ne vais pas rater ça.


Images CC Flickr Le Monolecte, album photos de la manifestation

]]> http://owni.fr/2010/10/07/les-lyceens-rejoignent-la-contestation/feed/ 2 La cavalerie judiciaire* http://owni.fr/2010/10/01/la-cavalerie-judiciaire/ http://owni.fr/2010/10/01/la-cavalerie-judiciaire/#comments Fri, 01 Oct 2010 09:58:03 +0000 Agnès Maillard http://owni.fr/?p=30096

Je rappelle toujours que le prix de la journée en détention, c’est 80 € et que dans les hôpitaux ou ailleurs, c’est dans les 6 ou 800 €. Donc, quand les caisses sont vides, on fait pas de sentiments, on fait de l’utile (…) Je pense que c’est une façon de se débarrasser à bon prix de ce qui est parfaitement improductif et coûteux : la misère est improductive et coûteuse.

Christiane de Beaurepaire, psychiatre, ancienne chef de service psychiatrique de la maison d’arrêt de Fresnes

Une galerie de portraits. Des figures, des visages. Des gueules cassées qui témoignent de la violence intrinsèque d’une société de compétition qui ne sait plus trop que faire de ses perdants, de ses exclus, de sa petite cour des miracles ordinaire.

Une galerie de portraits de ceux que l’on ne voit pas, que l’on n’entend pas, qui ne comptent pas, sauf pour alimenter la politique du chiffre de la France sécuritaire et qui, fatalement, échouent tôt ou tard dans des juridictions spécialement taillées à la mesure de leur insignifiance sociale.

La Justice est la voiture-balai de beaucoup d’échecs.
Jean-Claude Marin, procureur de la République de Paris

C’est donc au cœur de la machine judiciaire à broyer les petites gens que Cyril Denvers a planté sa caméra. Pas n’importe où.  À la P12. La Section 12 du Parquet de Paris. Celle où échoue le flot des flagrants délits. À la 23e chambre, celle qui s’occupe des comparutions immédiates, les CI, la justice en temps réel, celle qui s’occupe de ce que les gens et les médias appellent l’insécurité : les vols simples, les délits routiers, les violences sur personnes, les violences conjugales, les consommateurs de stupéfiants. Le menu fretin, les bons clients de la Police qui fait bien son boulot, les abonnés d’une vie qui ne fait jamais de cadeaux.

Chaque année, ce sont 14 000 personnes qui sont déférées à la P12 pour être jugées dans la journée, dont un tiers sont des récidivistes légaux, c’est-à-dire ceux qui ont déjà été condamnés pour les mêmes faits dans les cinq dernières années, ceux pour lesquels a été taillée sur mesure la fameuse loi du 10 août 2007 instaurant les peines planchers. Les peines planchers ou l’idée que l’on va guérir les récidivistes en tapant chaque fois un peu plus durement sur eux. Alors que, déjà, le régime des comparutions immédiates a la main incroyablement lourde pour les petits larcins, alors que, déjà, cette justice en temps réel ressemble à s’y méprendre à une justice expéditive pour ne pas dire sommaire.

Cyril Denvers filme en plan serré, très serré, le visage de ses récidivistes en transit dans les entrailles bruyantes du Palais de Justice de Paris, comme s’il voulait en extraire chaque particule d’humanité, chaque étincelle de vérité. Il se pose en Depardon moderne, égrenant la litanie des petits délits et des grandes misères dans les auditions entre les prévenus et le procureur, les prévenus et leur avocat commis d’office, forcément, entre les prévenus et la caméra, caméra intime qui refuse de jouer le jeu de la fausse objectivité.

Une justice d’abattage

Des piles de dossiers que personne n’a le temps de lire et que l’on résume au pedigree judiciaire du prévenu. Multirécidiviste. En CI. Pour tout, pour rien. Comme cette mère de quatre enfants, condamnée quatre fois pour défaut de permis de conduire. Elle avait un permis tunisien. Pas reconnu. Pas d’argent pour passer le français. Et surtout pas d’aide pour s’en sortir. Pas le choix, non plus. Elle va prendre deux mois fermes. Et toujours pas de solution. Combien cela coûterait-il d’aider madame D à se payer ce permis de conduire dont elle a besoin pour aller bosser, pour faire ses courses, plutôt que de payer une énorme machine folle à distribuer de l’incarcération?

Monsieur P est déféré pour port d’arme de 6e catégorie. Ça en jette, ça fait peur. En fait, monsieur P est handicapé des deux mains, SDF et porte sur lui un Laguiole pour manger. Il a été ramassé dans le métro où il se protégeait du froid. Avec sa bonne tête de bon client pour la P12. Un mois ferme.

Une justice de classe

Des junkies, des RMIstes, des psychotiques, des zonards, des pauvres. La 23e chambre, c’est le tribunal des pauvres. Et pour les pauvres, le temps de la justice est réduit à sa plus simple expression, celle de la sanction. Et tombent les peines d’incarcération pour tout, pour rien, pour 15 €, un paquet de piles. La justice du voleur de pizza, comme la nommaient ses détracteurs en 2007, marche à présent à plein régime.

Il faut juger l’acte et l’homme et en comparution immédiate, on ne juge que l’acte, pas les circonstances. Il faudrait une justice en temps de justice. Pour juger un homme, il faut avoir le temps de l’écouter, le temps de le comprendre.
Serge Portelli, juge, vice-président au Tribunal de Paris, président de la 12e Chambre correctionnelle

Alors, le 6 octobre 2010, à 22 h 40, prenez le temps, prenez le temps de voir Récidivistes : chroniques de la délinquance ordinaire, sur France 4.

Et peut-être que vous comprendrez.

Surtout, si, pendant que les récidivistes défilent sur votre écran, dans un coin de votre mémoire, vous vous surprenez à penser à la manière dont la même Justice peut prendre son train de sénateur et sa plus grande mansuétude quand il s’agit de juger les délits à la mesure de la fortune des riches et des puissants de notre pays…

* Expression particulièrement descriptive de ce qui se passe à la 23e chambre et dont nous rendons la maternité à Me Alexandra Kerros, jeune avocate commise d’office.

Illustration CC FlickR par Still Burning

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L’heure des braves http://owni.fr/2010/05/12/lheure-des-braves/ http://owni.fr/2010/05/12/lheure-des-braves/#comments Wed, 12 May 2010 08:36:27 +0000 Agnès Maillard http://owni.fr/?p=15401 Dès que j’ai aperçu le mouvement furtif de sa silhouette en tête d’épingle au pied des tours jumelles, j’ai su qu’il était pour moi.

De retour sur la rue Mandel, alors que la nuit se délave à peine en outremer au-dessus de la cité endormie. Mes voyages pour Paris ont toujours cette saveur particulière des dernières heures de la nuit, celles des couche-tard et des lève-tôt, ces deux populations que tout oppose, sauf d’improbables rencontres blafardes dans un théâtre d’ombres silencieuses. L’air est vif, mais doux, juste cette caresse de fraîcheur qui finit de rincer les paupières lourdes d’un sommeil interrompu. La rue Mandel est un canyon vide et silencieux, une balafre rectiligne qui s’enfonce dans le cœur de Bordeaux, juste ourlée de la tresse de lumière orange de l’éclairage public.

Je suis seule.
Même les oiseaux étirent leur flemme encore quelques minutes pendant que l’aube peine à s’élancer à l’assaut du ciel.

Au début, il n’a même pas été un mouvement, juste une idée de mouvement, écrasée par la perspective de la cité administrative. Puis, il est devenu un clignotement, celui de sa minuscule silhouette qui alterne l’ombre et la lumière des lampadaires.
Orange. Gris. Orange. Gris.

Il grandit au rythme de sa progression solitaire. Je me demande ce qu’il voit de moi. La masse brune de mon manteau déjà trop chaud. Ou peut-être rien, une ombre de plus au pied de l’arrêt de bus, une irrégularité dans l’alignement morne des façades.

Il porte une sorte d’uniforme d’un vert de gris délavé, un peu avachi, surmonté d’une casquette assortie. Il trace sa route qui va passer au ras de mes bottes en prenant bien soin de ne pas arrêter son regard dans le mien. C’est toujours un peu intimidant une rencontre nocturne dans une ville morte, comme un extrait de film de fin du monde. Il est à peine un peu plus grand que moi, probablement plus vieux dans son personnage sans âge et son regard déteint s’acharne à fixer l’horizon fermé de la rue. Droit devant. Un pas devant moi. Son regard qui ne parvient pas à éviter de glisser vers le mien, toujours aussi impudique dans sa soif de photographie mentale.

- “B’jour”

Il a le souffle malaisé et la voix rauque de ceux qui ne se paient pas de mots.

- “Bonjour”

Sa nuque ralentit pendant que son pas hésite, que son torse, comme vrillé par une force irrépressible, se tourne lentement vers moi.
Encore un pas qui chevauche l’autre sans parvenir à s’enfuir et il me fait face.
Je ne cille pas. J’attends.

- “Vous savez, les bus sortent à peine du dépôt, ils vont bientôt arriver.”
- “Oui, je sais. Je vais prendre le premier train. Vous allez travailler ?”
- “Oui, comme tous les matins, depuis Libourne.”
- “Putain, c’est loin, ça doit vous faire tôt.”
- “Ben oui, mais qu’est-ce que vous voulez, madame, je n’ai pas le choix.”
- “Oui, je sais, nous n’avons pas beaucoup de choix.”

Il est rattrapé par son élan, hasarde deux pas de plus vers le centre-ville, hésite, s’arrête, hésite encore. Je sais qu’il va revenir, je sais que, comme souvent, j’ai rompu une digue, là-bas, quelque part dans sa gorge, quelque chose qui se dénoue et qui exige de jaillir.

Il revient vers moi.

Vous savez, moi, j’ai toujours bossé, toujours, dès 16 ans, j’ai trimé. Se lever tôt, ça me connaît et le boulot, ça me fait pas peur. Et pourtant, j’ai galéré. Là, tel que vous me voyez, j’ai tout perdu, j’ai perdu ma vie, j’ai rien. J’aurais jamais de femme, jamais de gosses, c’est foutu pour moi. Je vis chez ma mère, là-bas, à Libourne, et tous les matins, je viens ici. Putain, à moment donné, j’ai même dû aller chercher ma bouffe à la soupe populaire, oui, à la soupe populaire. La bouffe qui rend malade. Regardez comme je suis, ma vie est foutue. Moi, je vous le dis, ça peut pas durer comme ça. Partout, les gens se préparent, parce que ça peut pas continuer comme ça. Oui, madame, les gens se préparent, je vous le dis, et ça va chier. Mais regardez qui bosse aujourd’hui? Qui prend le boulot? Dans les chantiers, y a plus de Français, que des étrangers. Les Français, ils veulent pas se fatiguer. Moi, j’ai bossé sur les chantiers. J’ai trimé dur. Jusqu’à ce que je ne puisse plus. Je ne suis pas un faignant, moi, madame, jusqu’à ce que je puisse plus. Et là, j’ai eu le droit à rien. Quand t’es dans la merde, t’es seul. T’es toujours seul. T’as plus d’amis, t’as plus rien. T’es seul. Et si tu t’appelles pas Mohamed, t’as le droit à rien. Juste de crever. Oui, madame, tout seul.

J’ai tout écouté, sans bouger, sans rien dire, juste en soutenant son regard fatigué que des éclairs de colère animent parfois. Le flot de ses paroles ne s’est pas tari, il reprend juste son souffle. Je pense qu’il n’a pas dû parler autant depuis bien des années.

- Vous faites quoi comme boulot, là ?
- Je bosse au cimetière. Un boulot de la ville. Un drôle de boulot où j’en ai vu, des gens pleurer. À ce moment-là, madame, on est tous pareils, oui, tous pareils, on pleure tous pareil. Oui, j’en ai vu des gens pleurer…
- Et tous les matins, vous venez aussi tôt de Libourne?
- Oui, madame. C’est que je n’ai pas le choix, c’est tout ce que j’ai trouvé. Mais ça va pas durer, vous savez, ça va pas durer longtemps comme ça, encore. Souvenez-vous de ce que je vous dis. Ça va pas durer. Bonne journée, madame.
- Bonne journée à vous aussi. Et bon courage

Et il repart, de sa drôle de démarche d’automate, comme s’il ne s’était pas arrêté, comme s’il n’avait pas parlé, comme ça, longuement, pendant que la ville s’éveille enfin.

Le bus s’arrête enfin à ma hauteur, avec sa cargaison habituelle de forçats aux yeux cernés et tristes.

- Je suis désolée, je n’ai pas du tout de monnaie.

Le chauffeur s’amuse de mon billet de 5 €

- Non, mais ça va très bien ça.
- Oui, mais sur le panneau de l’arrêt, ils disent en gros que ceux qui n’ont pas l’appoint, ils iront à la gare à pied.

Cette fois, il rit franchement.

- Non, ça devrait aller pour cette fois. Il est à quelle heure, ce train ?
- C’est le 7h22, je suis un peu en avance, mais je n’ai pas envie de le rater.
- Bah, vous êtes très large et vous avez même le temps de prendre un café avec moi à l’arrivée, ajoute-t-il avec l’œil qui frise, en me rendant ma monnaie.

Et c’est nantie de la promesse d’un petit noir bien serré que je me laisse porter à travers la ville qui s’éveille enfin. Derrière les grandes baies du bus à soufflets, je vois se dérouler toute cette petite humanité de ceux qui doivent se lever tôt pour servir ceux qui ne se posent pas trop de questions. Pas de questions sur les entrailles de la machine qui leur fournit complaisamment croissants croustillants, nouvelles fraîches et chocolat chaud dès le saut du lit.

Comme un dû. Comme une évidence. Comme un petit miracle chaque jour renouvelé au prix de bien des fatigues, bien des voyages, bien des renoncements. D’autres uniformes envahissent les trottoirs, les salopettes des balayeurs, des éboueurs, les blousons des cafetiers occupés à déployer leur terrasse, des fleuristes qui ouvrent leurs bouquets à l’ombre de leur devanture, les tabliers des bouchers qui débitent les escalopes des rombières. Le petit peuple des larbins est sur le pied de guerre quand les maîtres du monde ronronnent encore sous leur couette.

Les abords de la gare ont bien changé depuis mon dernier voyage, les travaux ont enfin laissé la place au tramway conquérant et les lumières étudiées rivalisent de clarté avec l’aube enfin triomphante. Mon chauffeur s’excuse de n’avoir que sept minutes à me consacrer, mais me promet ma revanche à mon prochain voyage. Lui s’est levé à quatre heures pour me mener à bon port.

Décidément, le monde appartient à ceux qui ont des salariés qui se lèvent tôt.

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Ceci est mon corps http://owni.fr/2010/04/16/ceci-est-mon-corps/ http://owni.fr/2010/04/16/ceci-est-mon-corps/#comments Fri, 16 Apr 2010 15:17:01 +0000 Agnès Maillard http://owni.fr/?p=7121

Un BOB du meilleur blog francophone au Monolecte, d’Agnès Maillard : pour saluer cette belle récompense, Owni republie un de ses billets. Un texte poignant sur le rapport au corps, à la première personne bien sûr : bref tout ce pour quoi on aime Monolecte.

Me voilà ! J’y suis. En sous-vêtements dans un bureau cossu, devant un homme que je ne connais pas. Il y a quelques mois encore, cela aurait été impensable. Me retrouver subitement contrainte d’habiter ce corps qui m’est tellement étranger. Depuis tellement longtemps, que je ne sais même pas s’il a déjà été mien.

Je me souviens du sentiment d’étrangeté totale que j’avais ressenti en détaillant attentivement ma propre main, un soir de fièvre, alors que je n’avais que huit ans. Je n’arrivais même pas à focaliser mon propre regard sur ces étranges brindilles fines qui se mouvaient pourtant selon ma volonté, mais avec, toujours, comme un temps de retard. Peu après, on m’opérait en urgence d’une appendicite et regagner ma petite carcasse m’avait valu, en salle de réveil, un interminable mal de mer.

J’ai toujours eu du mal à ne pas penser cette chair comme un par-dessus mal ajusté. Trop petit, trop gros, trop lourd, trop faible, toujours à la traîne de mes rêves et de mes envies. Toujours tellement insuffisant. Tellement encombrant, tellement de trop. Et toujours si instable. À peine le temps de m’étendre jusqu’à remplir le bout de mes phalanges et le voilà qui m’échappe encore, avec ces deux masses de chair qui tendent la maille de mes pulls que je choisis pourtant toujours trop grands. De plus en plus grands. Et ces poils ! Ces ignobles poils noirs qui colonisent mon sexe, mes aisselles, mes cuisses, mes jambes, que je pourchasse avec une pince à épiler avant de capituler sous le nombre et d’enfiler une burqa mentale de plus.
Je le déteste ce corps de femme qui m’encombre quand je cours, qui m’interdit de lire à plat ventre sur la plage, qui me force à abaisser mon cul dans l’herbe pour uriner à petits jets furtifs et gênés. Je déteste ces seins proéminents et insolents qui aimantent les regards ; gênés pour les garçons ; envieux pour les filles ; lourds et intrusifs pour les hommes. Je ne veux pas n’être qu’un sexe, qu’un corps, qu’un genre. Je ne veux être limitée en rien, ni pour personne et surtout pas pour moi. Mais je n’ai pas le choix et je subis ma condition de femme quand tant d’autres la subliment, la revendiquent fièrement, la brandissent comme un étendard. J’entre en guerre contre moi-même, relais complaisant d’un monde d’hommes, pensé par et pour des hommes.

Je ne me contente pas de cacher ce corps. Je le nie. Je le soumets à ma volonté totalitaire. Je le refuse tellement que je ne supporte pas mon propre reflet, ma propre existence.

Allons, allons, ne faites pas de cinéma!
Et pourtant, c’est une femme!
Brusque, brutale même, elle enfonce son spéculum dans mon corps de gamine comme pour me punir d’exister. Je ressens l’intrusion jusqu’à l’intérieur même de mon ventre. Et je déteste ça. Je déteste ma nudité froide et médicalisée, je déteste ce corps, cette viande réduite à ces fonctionnalités biologiques.
Je suis l’esprit.
Il est la machine.
Je veux le soumettre à ma volonté, lui faire payer son inadéquation fondamentale. Je n’aurai jamais un regard complaisant pour lui. Il est mon geôlier. Jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Même adouci par un amour immense et un désir encore plus grand, le regard de l’autre ne me guérit pas de moi-même. Jusqu’au cœur de notre intimité, ce putain de corps continuera de me contrarier, de me renier, de me faire souffrir là où il ne devrait y avoir que de la jouissance. Le divorce est consommé. La guerre en moi est totale.

Ses doigts courent sur ma peau, palpent attentivement mes muscles encore naissants, s’arrêtent sur les articulations, explorent les tensions nerveuses.

  • … Il y a cette hanche…

Une non-chute, au ski, quand j’avais 17 ans. La carre intérieure avait accroché la pente pendant que le ski inférieur avait continué à glisser sur la neige dure et verglacée. Un grand écart violent avait sorti la tête de mon fémur droit de sa niche d’os dans un hurlement dément qui avait voyagé un moment dans les montagnes. Le moniteur avait pris la situation en main et remis en place l’articulation déboîtée dans une nouvelle vague de douleur fulgurante. L’un de ces petits moments intenses où mon fichu corps se rappelle à mon bon souvenir. Depuis, cette articulation avait gardé comme une faiblesse que mon ostéopathe avait lu sur mon corps comme un aveugle parcourt un livre en braille. Ça et les cervicales, jamais remises d’une lourde chute dans la douche, et puis le dos, fragilisé par de longues heures avachies sur des chaises informes et bancales et puis toutes ces tensions, tous ces refus, profonds, implacables.

  • Et votre grossesse?
  • Nickel, la grossesse, rien à dire, même pas malade, rien.
  • Et l’accouchement?

Une petite boule bien dure, calée entre l’estomac et la glotte, qui me hache le souffle quand j’y pense. Je me souviens des paroles des autres femmes, avant : tu verras, une fois que c’est fait, tu es tellement heureuse que tu oublies la douleur.
Manifestement, nous n’avons pas la même faculté mémorielle et sensorielle.

Pourtant, tout avait plutôt bien commencé, avec une sensation d’étrangeté supplémentaire entre mon corps et moi, une sorte de lévitation interne qui m’avait poussée à acheter le seul et unique test de grossesse que je n’ai jamais utilisé de ma vie. Sensation de vertige tiède et doux à la lecture de la confirmation de mon soupçon, absolue légèreté de l’être en lui annonçant que nous avions mis au but du premier coup. Et quelques degrés de séparation de plus entre ce corps et moi, cette arche de Noé destinée à perpétuer l’espèce, ce vaisseau spatial lancé vers un avenir incertain et dont les flancs hébergent l’Alien.
Je suis la matrice, la circonférence, l’enceinte fortifiée qui ne forcit pas et dont le ventre est comme en sous-location. Mon corps ne m’appartient plus, il est une extension anonyme du grand corps médical tout puissant. Soixante euros la poignée de main avec l’illustre accoucheur béarnais dont le pas pressé emplit de son écho industrieux les couloirs de la clinique. Un Comment allez-vous? purement formel et médical, présentation du sexe dont je suis définitivement dépossédée, clic-clac, merci, au revoir et à la prochaine. Dix minutes chrono pour une heure de route à l’aller, autant en salle d’attente et les récriminations de mon patron qui exige que je bascule mon suivi prénatal sur mes congés. Mon corps dérange le corps social, le ventre mou de l’entreprise productiviste. Tout devient plus rond, plus lourd, mais, à l’intérieur, je surfe sur une sublime vague de détachement.

C’est comme une épée qui se serait fichée au creux de mes reins. Mon ventre est lourd et dur comme une pierre. Réveil en fanfare au cœur de la nuit, le soir de mon 32e anniversaire. Ressac. La douleur s’efface et je replonge dans le sommeil. La nuit s’étire au rythme des contractions. Toutes les 30 minutes. Trop long. Attendre. Un jour entier à faire les cent pas, à manger debout pour soulager la tension interne, dormir un peu. Une nouvelle nuit, encore plus inconfortable, sans sommeil. Deuxième jour. Rien de neuf. Impossible d’aller en clinique tant que les contractions sont espacées de plus de cinq minutes, sinon, c’est une heure de route dans le froid et la neige qui menace de tomber pour être renvoyée dans ses pénates au bout du compte. Précision médicale au service de la rentabilité des rotations des lits. Le jour s’achève enfin et je traîne ma fatigue immense et mes kilos en trop entre deux contractions violentes. Dix minutes. Encore trop long pour décoller, bien trop court pour se reposer. 23 h, deuxième jour, le seuil des cinq minutes est enfin franchi, encore une heure de route et je confie ma souffrance à la toute-puissance médicale. Une heure du matin, le travail patine toujours, la douleur omniprésente me transforme en bête apeurée, l’épuisement est complet : je commence le gros du travail sans aucune force en réserve. L’apprentie sage-femme de nuit, tout en douceur et compassion, me propose une dose de morphine pour dormir un peu. Je m’enfonce presque immédiatement dans un vertige cotonneux et sans fond dont j’émerge au petit matin par une contraction d’une violence encore inconnue et dont l’intensité va pourtant crescendo.

La sage-femme de jour est un masque de sévère compétence, raide, sèche comme un coup de trique, toute entière projetée dans le respect du protocole. Je suis chair, je suis un corps malade, je suis une succession de gestes techniques chronométrés.

La salle de travail est purement fonctionnelle et pensée pour faciliter le travail du plateau technique. Nous y sommes des intrus. C’est un hall de gare dont les portes battantes laissent parfois passer une petite foule en blouse de couleur qui vient s’informer sans aucune forme de civilité de l’état de ma dilatation et qui commente cette violation de ma chair intime avec la même indifférence que si j’étais un objet. De la salle de travail jumelle et attenante, s’échappent le brouhaha rassurant des affaires rondement menées : quelques poussées, quelques cris, et voilà le nouveau-né qui vagit et l’équipe qui évacue prestement les lieux pour la fournée suivante. Je pensais avoir opté pour la meilleure clinique de la région, je suis juste échouée dans un pondoir industriel où l’on purge efficacement les flancs de toutes les inconséquentes à près de 100 km à la ronde.

De temps à autre, la sage-femme de jour s’engouffre dans ma propre salle, le pas lourd de ses silences réprobateurs, et enfonce un doigt inquisiteur et quelque peu vengeur dans mon vagin tout en me fusillant du regard. Femme au rabais, me voilà parturiente encombrante et de mauvaise foi, qui fait traîner son travail et grippe la petite machine à dépoter les bébés. La pose de la péridurale a soulagé la douleur intense quelque temps, mais la perfusion a encore accéléré le rythme des contractions pendant que mon col, mon fichu col rebelle, refuse de s’effacer. Mon corps entier vibre d’indignation contre le traitement qui lui est infligé. Les heures s’égrènent et la douleur revient sans que je retrouve le contrôle de mes muscles. Vers 11 h 30, la sage-femme rébarbative décide que la comédie a assez duré et me rabat les genoux derrière les oreilles. Je proteste faiblement et me débats contre les étriers qui emprisonnent mes pieds et forcent mon bassin à basculer en arrière. C’est absurde. Mon périnée est en surtension et le crâne de ma fille ne cesse de repartir en arrière à la fin de chaque poussée péniblement arrachée à la pesanteur. Je suis totalement à bout de force. Je n’ai ni dormi ni mangé depuis deux jours, l’effet protecteur de la péridurale s’estompe, mais je n’ai toujours pas retrouvé le plein contrôle de mes muscles. Je suis en train de m’éloigner de toute cette souffrance et je ne me rends même plus compte que c’est moi qui suis en train de hurler comme une bête blessée. Du coin du regard, je vois la sage-femme nazie monter sur un tabouret pour mieux s’affaisser ensuite de tout son poids sur mon ventre énorme qui refuse de se vider. J’ai seulement peur. Par flash confus, je me rends compte que je vais mourir. Je pousse, je pousse, à m’en déchirer les entrailles, mais il n’y a plus rien, plus de jus. Je crois bien que la sage-femme m’engueule. Puis, après un temps flou et indéterminé, je vois les bottes blanches de l’obstétricien emplir mon champ de vision. Ce sont les mêmes que celles que chaussent les ouvriers dans les abattoirs à canards. On a glissé un seau à la verticale de mes fesses pour y recueillir tous les fluides qui s’écoulent abondamment de moi. L’homme est en train de monter bruyamment une sorte de gros couvert à salade. Qu’il enfonce sans préavis dans mon sexe pour y chercher la tête de ma fille. J’ai l’impression d’être écartelée. Quelqu’un pose une petite chose vagissante sur ma poitrine lourde et tendue comme un tambour, mais mes bras sont tellement faibles que je n’arrive pas à la tenir. Je cherche du regard quelqu’un pour m’aider, mais déjà, tout le monde s’affaire sur autre chose. C’est finalement son père, pâle, ravagé, en état de choc, qui aura la présence d’esprit de me tenir le coude pour que je ne laisse pas échapper mon enfant par terre, du haut de mon étroit lit de souffrance. Je devrais être heureuse. J’ai juste froid et envie de pleurer. Voilà tout ce qui reste de ce qui aurait pourtant dû être le beau jour de notre vie.

Mon corps a nourri ma fille. C’est ce que je voulais. Créer du lien avec elle. Tenter de me connecter avec moi-même. Malgré la chair, abondante, qui refuse de refluer. Malgré l’épisiotomie qui m’empêche de m’asseoir, de marcher correctement, qui me blesse et qui rend mon sexe encore plus étranger qu’il ne l’a jamais été.

Mais quelque chose a quand même changé. Pas mon regard, pas mon divorce de longue date, non, de nouvelles sensations, de nouvelles envies. La fin des migraines. C’est long, presque insidieux, il me faudra encore quelques années pour comprendre et cesser toute intrusion chimique dans ce fichu corps. Me reconnecter. Prendre possession de la chair. Enfin. Comprendre le jeu des muscles sous la peau, entendre le murmure du flux sanguin. Décider d’entretenir la carcasse plutôt que de la mépriser. Comprendre, enfin, que je ne suis pas une femme-machine, un esprit perdu dans une prison de chair, mais bien un être complet, entier, relié à l’ensemble du monde par son interface corporelle. Apprécier l’effort. Goûter le plaisir du corps qui complète l’esprit et l’emmène sur d’autres chemins. Jouir des flots d’endorphine que l’activité sportive libère dans mes veines. Reprendre contact avec moi-même, pouvoir enfin sourire à mon propre reflet. Contempler avec indulgence et apaisement les ridules et la petite brioche. Se réjouir de pouvoir habiter pleinement ce vieux corps, si familier et si nouveau à la fois. Partir avec lui sur les routes du Gers, l’emmener en balade vers les sommets, lui donner le soin qu’il mérite et recevoir en échange un univers de sensations nouvelles et délicieuses.
Ne plus avoir honte. Ne plus avoir peur.
Exister, pleinement. Profiter de la vie. Tant qu’il y en a.
Être libérée de mon carcan mental pour habiter enfin mon être entier.
Courir, grimper, souffler, ressentir.
S’abreuver à l’étang salé de mon humanité retrouvée.
Enfin.

Billet initialement publié sur Le Monolecte en janvier dernier

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Cachez ce sein … http://owni.fr/2010/02/12/cachez-ce-sein/ http://owni.fr/2010/02/12/cachez-ce-sein/#comments Fri, 12 Feb 2010 11:10:55 +0000 Agnès Maillard http://owni.fr/?p=8052 Cachez ce sein...

Dans les journaux, dans les hôpitaux, dans les alcôves, à la télé, sur les plages, dans la rue, à la radio, dans le lit, dans l’espace public comme dans la plus stricte intimité, l’OPA sur le corps des femmes ne cesse jamais ! Et c’est encore pire quand le féminisme médiatiquement correct s’en mêle !

Hier, c’était la journée Élisabeth Badinter sur France Inter.
Ça tombe bien, ça rime.

Badinter, c’est du lourd, c’est du sérieux, une philosophe, une intellectuelle féministe. Et comme le souligne le film de La Domination masculine, en terme de défense du droit des femmes, il y a encore du boulot, des marches à gravir et surtout des étapes à ne pas repasser en marche arrière, comme ce serait un peu la tendance en ce moment. Des combats à mener pour les droits des femmes, ça ne manque pas. Rien que pour l’exemple, prenons l’inégalité la plus fondamentale de toutes, celle qui rogne bien des ailes et rend bien dépendantes la plupart d’entre nous, l’inégalité devant l’emploi, que ce soit en terme d’accès ou de salaire. Mieux éduquées que les garçons, nous sommes tout de même deux fois plus nombreuses qu’eux à ramer au SMIC, l’insultant petit salaire minimum que ce gouvernement maintient fermement sous la ligne de flottaison budgétaire. Et les hommes gagnent en moyenne 37 % de plus que les femmes. Si l’écart de rémunération s’était réduit de 1972 à 1993 sous la pression des mouvements féministes, il se maintient fermement depuis, ce qui laisse penser qu’il y a encore bien du travail à faire sur ce seul chapitre.

Et ne parlons pas de tout le reste, de toutes les autres contraintes du corps social sur le corps des femmes, toutes les injonctions physiques, comportementales, vestimentaires, sociétales, qui nous enferment, nous limitent, nous entravent, nous écrasent finalement aussi sûrement qu’une bonne grosse burqa mentale.
Il faut, y a qu’à, tu dois, les normes, les mensurations, les regards, les obligations, nous sommes d’éternelles mineures, nous sommes en permanence sous tutelle, sous contrôle. La mode dicte notre couleur préférée du mois; le médecin, notre poids idéal; l’employeur, régulièrement, notre coupe de cheveux, la longueur réglementaire de la jupe. Nous sommes même à présent soumises à l’impératif médiatique de l’orgasme et on en profite pour re-banaliser l’usage de la machine à jouir, astucieusement rebaptisée sex toy pour l’occasion. On légifère abondamment sur le tissu religieusement ostentatoire… mais surtout lorsqu’il est porté par les femmes.

Bref, il y a de quoi faire sur le front de la libération des femmes dans notre société, même la nôtre, soi-disant si évoluée, aussi j’attendais un peu mieux du poids lourd de la philo féministe qu’un brûlot un peu constipé autour de la seule question de la maternité et plus particulièrement de l’allaitement. D’un seul coup d’un seul, le problème n’est plus de se manger un plafond de verre dans la société parce que nous sommes immanquablement soupçonnées d’être des serials pondeuses complotistes qui ne rêvent que de se goinfrer des chapelets de congés parentaux aux crochets de la société en général et de l’entreprise en particulier, non, le vrai problème, c’est la dictature de l’allaitement maternel, le modèle maternant.

Personnellement, si la pesanteur n’avait pas déjà commencé à s’en charger, les seins m’en tomberaient jusqu’aux chevilles, encadrant magnifiquement ma mâchoire béante. Parce que dans le vrai monde où je vis, on ne peut pas dire que j’ai été poussée, même gentiment, sur la voie de l’allaitement maternel. Enfin, si, juste au début, le temps de comprendre que le biberon, c’est tellement mieux, surtout pour reprendre le boulot à la fin du congé réglementaire.

Biberon ou nichon, telle est la question.
Productivisme ou temps de vie, telle est la réponse.

On peut arguer de l’intérêt du biberon pour l’égalité de la participation parentale dans le couple, c’est même un argument qui pourrait se tenir, le côté pratique, l’indépendance de la femme et tout ça, mais derrière la prise de position furieusement post-moderne et avant-gardiste de la Bandinter, je sens poindre d’autres considérations nettement plus pragmatiques, plus en adéquation avec la marchandisation des pratiques, des vies, la soumission implicite aux besoins impérieux de l’entreprise-monde.

Avoir un enfant qui grandit dans le ventre modifie pas mal les perspectives, les priorités, pousse à l’introspection et à la remise en question de bien des certitudes de cartons-pâtes à l’usage de ceux qui n’aiment pas creuser dans la fosse à purin des idées préconçues. Forcément, avec le ventre qui se distend et ces seins, encore plus gros et lourds que d’habitude, on finit par se poser la question de l’allaitement. Et franchement, même enceinte jusqu’aux dents, je ne pouvais concevoir qu’une créature puisse me boire. Comme une outre, comme une vache, comme un mammifère, justement. De ces seins allait sortir du lait et l’idée même de cette sécrétion m’était vaguement écœurante.
Mais voilà, je ne suis justement pas qu’une vache. Je suis une personne, douée de langage et de conscience. Je peux donc réfléchir à un problème et prendre une décision par moi-même, en fonction de ce que je sais, de ce que je suis, de ce que je veux, de ce que je désire. Parce que je suis aussi éthologue, je savais que l’apprentissage du goût, in utero, quand l’enfant déglutit en permanence le liquide amniotique parfumé par mes choix alimentaires, que cet apprentissage se poursuit pendant l’allaitement maternel. De la même manière, je savais que le contact induit par l’allaitement, le croisement des regards, tous ces moments aident à l’édification du lien affectif parfois difficile à mettre en place entre un enfant et sa mère. Je savais aussi que l’allaitement maternel n’est pleinement efficace pour la santé du nourrisson que s’il est exclusif pendant au moins les 6 premiers mois de vie. Je savais donc aussi forcément que ce choix ne pourrait que se faire à l’encontre des normes édictées par la législation du travail, laquelle n’est pas compatible avec ces impératifs biologiques.
Et c’est bien là que le bât blesse.

Je suis aussi indisposée par les ayatollahs de la mamelle maternelle au long cours, érigée en alpha et oméga de la parentalité au féminin, que par les arguties aux implications commerciales et productivistes des thuriféraires du biberon. Parce que les uns comme les autres, je les trouve particulièrement indifférents à la volonté et au ressenti des femmes, prompts à défendre des intérêts qui ne sont pas forcément les nôtres à nous déposséder, une fois de plus, de ce qui me semble l’essentiel de la lutte pour les femmes : le droit inaliénable au choix!
Mamelon ou biberon, couches jetables ou lavables, travail ou foyer, avoir des enfants ou pas, avoir un compagnon, ou plusieurs, ou aucun, au final, ce dont on a vraiment besoin, c’est d’avoir le choix. Le choix de prendre le temps d’une aventure rare dans une simple vie de femme. Le choix de ne pas s’attarder, de ne pas s’attacher. Le choix du rythme. Le choix du mode de vie. Et non la juxtaposition anarchique des injonctions contradictoires qui prétendent nous dicter ce que nous sommes, ce que nous voulons, qui nous enferment dans des modèles, des configurations, des normes.

Certains et certaines se demandent pour qui pédale la Badinter qui a monopolisé le crachoir hier. Ce dont je suis sûre, c’est que ce n’est sûrement pas pour la cause des femmes et qu’avec des soutiens comme le sien, le féminisme n’a plus besoin d’ennemis.

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Le Oueb trois point zéro près de chez toi http://owni.fr/2010/01/27/le-oueb-trois-point-zero-pres-de-chez-toi/ http://owni.fr/2010/01/27/le-oueb-trois-point-zero-pres-de-chez-toi/#comments Wed, 27 Jan 2010 14:02:54 +0000 Agnès Maillard http://owni.fr/?p=7287

Au commencement, il y avait la socialisation par les pieds : tu connaissais surtout les gens qui vivaient autour de toi et parfois, un hirsute voyageur poussiéreux, débarqué de quelque obscure contrée, des histoires nouvelles et captivantes plein la besace.

HivernageTu parlais surtout avec les membres de ta famille, avec les voisins et aussi avec les autres gars du clan, surtout quand il y avait un pot à la caverne principale ou une bonne chasse ou une cérémonie un peu festive, avec les blagues salaces de tonton Norbert. Faut pas croire, tonton Norbert a toujours sévi, il ne date pas juste du mariage de ta cousine l’été dernier, il n’a pas d’âge, pas d’époque, il était déjà là avant même que le langage existe, je suis certaine qu’il mimait déjà sur son arbre des trucs inracontables en bonne société. Cela dit, on aime bien tonton Norbert, c’est juste qu’il faut avoir son humour bien chevillé au corps et qu’il convient de n’être pas un doux rêveur avec une opinion nettement minoritaire. Parce que dans ce cas, on avait vite fait de se sentir seul et de n’avoir plus qu’une envie : c’est prendre la route fissa, malgré les forêts elfiques, les trolls de grand chemin et les ombres hurlantes des fossés, quitte à devenir soi-même un vagabond hirsute et poussiéreux.

La première grande révolution humaine ne fut ni le feu, ni le fer, ni l’imprimerie, ni même la roue ronde (tellement plus pratique que la roue carrée), mais le courrier, c’est à dire quand il s’est trouvé des couillons pour porter tes mots au-delà des frontières naturelles de ton bled, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il chavire ou qu’il bandite de grand chemin. C’est beau le courrier, quand on y pense un peu ! La petite missive roulée sous les aisselles, cachetée de rouge baiser, la belle lettre d’amour dont les envolées lyriques arriveront peut-être à toucher le cœur de la belle jouvencelle lointaine un peu avant sa ménopause, le pli officiel qui, lui, ne se perd jamais en chemin, et le catalogue de La Redoute, l’ultime avatar de l’épopée postale, avec ses pages lingeries qui ont œuvré durant des générations à l’édification sexuelle et fantasmatique du jeune prépubère boutonneux au rire de rocaille.

Internet sera le monde des experts

En novembre 1998, je suis recrutée comme chargée d’études Internet et c’est mon chef de projet qui parle ainsi, un improbable croisement entre Michel Rocard pour l’élocution, Jacques Delors pour l’europhilie exacerbée et Philippe Gildas pour l’incomparable fraîcheur de son accent « french touch » quand il doit baragouiner en anglais auprès d’un de ses nombreux interlocuteurs de la division « Geeks » de la communauté européenne. À ce moment, Internet est encore plus géant qu’aujourd’hui parce qu’il est porteur de tous les espoirs, de tous les délires de village global que les vagabonds poussiéreux de mon espèce n’ont jamais portés. Internet, c’est le Far West, le monde des pionniers, des aventuriers, des défricheurs : tout est encore à inventer. C’est totalement bordélique, absolument exaltant et seuls quelques barjots qui marmonnent dans leur pipe arrivent à voir au-delà de la prochaine moraine.

L’avenir est dans les forums, c’est là que les gens trouveront les experts capables de répondre à leurs questions.

Michael a raison. On l’appelle Michael en hommage sournois à Michael Keal de CANAL+, private joke de geek dont l’origine s’est perdue pendant que le diable fumant usait des générations de kikis stagiaires avec ses fulgurances cybernétiques. Nous étions sa première portée de jeunes chiots enthousiastes. Le surnom lui est resté.
Comment seulement imaginer les forums sur Internet à l’époque des blagues de banquet de tonton Norbert ? La possibilité immédiate (enfin, dans la limite du débit disponible) d’accéder à des tas de gens qui ont les mêmes centres d’intérêt que toi et cela indépendamment de leur âge, de leur sexe et surtout de toute contingence géographique. Jusque-là, on fréquentait les gens que l’on pouvait rencontrer et on tentait de se trouver des obsessions communes. Et voilà qu’on doit trier dans la profusion d’entités capables de palabrer des heures durant et sans lassitude de la culture des ananas sous serre au Groenland, de la meilleure manière d’aborder la face sud du Pic du Midi ou des mérites et omissions comparées de la énième directive européenne.

Mais ce n’était que le Web 1.0, celui des mails, des forums et des sites perso. Le Net de papi, donc. Ce que Michael n’avait pas vu à travers l’odorant brouillard que sa pipe s’acharne toujours à alimenter au-dessus des claviers, c’est la révolution des réseaux sociaux, le fameux Web 2.0.

  • Perso, je ne vois pas l’intérêt de Facebook ou de Twitter.
  • Ben, ça te permet de créer du lien informel. Dans le cas de Twitter, par exemple, c’est comme si tu étais à la fois connecté à l’AFP du pauvre et au café du commerce.
  • Oui, je comprends bien comment ça fonctionne, mais ça ne m’intéresse pas du tout. Parce que c’est mon boulot et que je bosse pour gagner du fric et ça s’arrête là. Ce dont tu parles efface la frontière entre le boulot et la vie privée et ça, ça ne m’intéresse vraiment pas.

Plus de dix ans se sont écoulés depuis la farandole joyeuse des découvreurs du cyberespace. Maintenant, le Web s’est décliné en des centaines de métiers. Il y a des formations, des carrières, des prés carrés, des guerres d’influence, des tentatives d’OPA, de mises au pas, de contrôle des données ou des personnes. Je parle des réseaux sociaux avec un vieil ami qui est dans le flux jusqu’au cou, version résistant. Qui met gentiment le doigt là où ça fait mal. La fin de l’étanchéité des genres, les réseaux sociaux comme séduisant cheval de Troie qui transforme l’internet en extension permanente de ton bureau.

Les statuts des membres de mon réseau défilent toute la journée dans l’angle supérieur droit de mon écran, des centaines et des centaines de petites réflexions sur la vie politique et sociale, sur l’actualité, le temps qu’il fait, les conneries de la vie quotidienne, des coups de gueule, des scoops, aussi, parfois avant tous les médias traditionnels, des liens, des tas de liens, vers des tas d’articles, sur la bouffe, le droit, la politique, l’actu, le cul, des photos, des vidéos, des chansons. Tiens, @Machin rentre de Phnom Pen et @Bidule est coincée sur le périph’ intérieur. Et @Trumuche répète que @lourdingue a changé de couleur politique. Denis Hooper est mort. Non, trop tôt. Finalement, c’est Rohmer qui a cassé sa pipe pendant que la terre tremble en Haïti. Les informations se succèdent et se ressemblent toutes dans un gros brouhaha informe. Le web 2.0 a tenu l’une de ses promesses : il a aboli toute hiérarchie entre ses membres.

Du coup, tout est égal, rien n’est plus important qu’autre chose. La difficulté devient autre : comment remettre les choses à leur place, comment distinguer le vital de l’important, le crucial du futile ? On crée du lien, on oublie l’heure et on oublie surtout que si on suit notre réseau, notre réseau nous observe en permanence. Le soleil ne se couche jamais sur le Web 2.0 et notre vie privée se peopelise sans que nous en tirions un quelconque bénéfice.
Mon ami a bien raison de se méfier : à force de transparence et de convivialité, on se retrouve à poil sur le Net et on perd de vue l’essentiel, à savoir bien compartimenter notre vie, ne pas mélanger les genres et continuer à cultiver les relations vraies en lieu et place des affinités superficielles.

L’avenir, c’est la géolocalisation

Michael n’a rien perdu de son enthousiasme prophétique. Il avait à peu près raison, mais peut-être pas exactement comme il le pensait. Il continue à défier la loi et les convenances avec son fumigène portatif et déclenche régulièrement les cris stridents des détecteurs de fumées des salles de réunions qu’il embrume comme s’il voulait en faire sortir un renard.

Comme tout système, Internet est dans une phase de repli après une gigantesque vague d’extension. Google est devenu Dieu en inventant l’omnipotence et l’ubiquité informatique. L’homme numérique s’est dilaté bien au-delà de ses aptitudes physiques et il aspire à présent à se relocaliser. Les réseaux mondiaux accouchent de boucles locales, les systèmes d’échange international développent le troc géolocalisé, les sites d’informations générales recherchent des sources locales pour réinventer la proximité, les purs esprits du web se donnent des rendez-vous IRL (In Real Life => dans la vie réelle) pour retrouver le plaisir incomparable d’une bonne chopine fraîche partagée sur un coin de table. Même les usines ont envie de rentrer à la maison. Le monde entier se relocalise sous les assauts de la tempête de la crise. On retrouve le plaisir de refaire son marché à la fraîche.

Tonton Norbert revient à la mode. Le monde reprend une dimension humaine, même si certaines frontières sont définitivement tombées, tout au moins dans nos esprits.

» Article initialement publié sur le Monolecte

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