OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Les mésaventures américaines du Rafale au Maroc http://owni.fr/2011/02/10/les-mesaventures-americaines-du-rafale-au-maroc/ http://owni.fr/2011/02/10/les-mesaventures-americaines-du-rafale-au-maroc/#comments Thu, 10 Feb 2011 10:55:15 +0000 Jean Guisnel http://owni.fr/?p=45864 Jean Guisnel est journaliste au Point, où il suit les questions de défense et de nouvelles technologies. Il publie aux éditions La Découverte une enquête intitulée Armes de corruption massive, secrets et combines des marchands de canon. OWNI l’a interviewé et publie trois extraits de son nouveau livre. Retrouvez également comment la France a, en 2007, échangé les infirmières bulgares contre des missiles à la Libye et la colère de Chirac contre François Léotard dans l’affaire Karachi.

Vingt-cinq ans après le lancement de son programme de fabrication, le Rafale n’a toujours pas été vendu à l’étranger. Dassault a beau multiplier les approches, rien n’y fait : le chasseur français reste synonyme d’échec chronique à l’export. Pour Jean Guisnel, le “cas d’école” est le revers subi en 2007 au Maroc, où Paris a dû affronter le rouleau compresseur américain et… ses propres dissensions.

Conséquence : cet extraordinaire ratage va déboucher sur la création d’une “war room” à l’Elysée, sorte de centrale de coordination des acteurs de l’armement. Dirigée par le secrétaire général de la Présidence, Claude Guéant, elle gère une centaine de dossiers, à l’image de ce qui se pratique, à la Maison Blanche, au Royaume-Uni ou en Allemagne. Si l’idée paraît bonne au départ, elle n’a pas encore donné tous les résultats escomptés comme le montre les vicissitudes des négociations avec le Brésil sur le Rafale. Extrait.

Le ratage marocain de Dassault en 2007 : un cas d’école

Nous sommes le 11 septembre 2007 à Toulouse, lors des « universités d’été de la Défense ». Devant un parterre comptant tous les dirigeants français des armées et de l’industrie militaire, le ministre de la Défense Hervé Morin, en poste depuis moins de trois mois, a refusé qu’on lui prépare un discours et s’engage dans une improvisation sur le chasseur-bombardier Rafale. L’avion, tout le monde le sait, est emblématique des onéreux efforts français en matière de technologie, que la gauche, la droite, les présidents François Mitterrand et Jacques Chirac, l’armée de l’air et des dizaines d’industriels sous-traitants soutiennent à bout de bras depuis un tiers de siècle. Un monument ? Non… Une vache sacrée ! Que la France a décidé de s’offrir et que le monde lui envie, bien sûr, mais ne lui achète pas… Hervé Morin est un transfuge du parti centriste de son ancien mentor François Bayrou, qu’il avait préféré lâcher quand ce dernier s’était lancé dans son aventure pour l’élection présidentielle de 2007. Rallié depuis au vainqueur, Nicolas Sarkozy, Morin n’a jamais prononcé, dans son domaine de compétence, un mot qui pourrait faire seulement froncer un sourcil au président. À l’instar des chevaux qu’il aime tant, le ministre possède un excellent flair. Dans son domaine ministériel, il sent le vent de l’Élysée et n’est pas du genre à souffler contre lui.

Or, devant les plus importants dirigeants de Dassault Aviation, dont le patron Charles Edelstenne en personne, et devant le patron de Thales (qui fournit l’électronique de l’avion) Denis Ranque, il envoie une ruade inattendue en s’en prenant à ces « programmes qui ont été pensés en pleine guerre froide ». Et de choisir un exemple, au hasard : « On le voit bien avec le Rafale, un avion sophistiqué, formidable. Quand les Américains emportent les contrats, c’est souvent avec des F-16 d’occasion . Je souhaite qu’on propose aux politiques la possibilité de choisir un équipement peut-être un peu moins sophistiqué à l’avenir. » Et d’ajouter : « Le Rafale est un avion absolument formidable, qu’on a beaucoup de mal à vendre. J’observe simplement que beaucoup de pays ne [raisonnent pas en termes] de combat à haute intensité, leur réflexion sur les équipements intègre bien entendu beaucoup plus la question du prix. » C’est clair : pour le ministre, mais aussi pour l’Élysée, c’est parce qu’il est trop cher que le Rafale ne se vend pas. Et ce que le ministre sait, mais ne dit pas, c’est que sa première vente à l’exportation, au Maroc, vient de capoter !

Quelques jours avant le discours d’Hervé Morin, la DGSE, qui avait fort bien travaillé au royaume chérifien, avait remis à Paris un document passionnant : l’offre commerciale concurrente de celle du Rafale, présentée par l’industriel américain Lockheed Martin : vingt-quatre F-16C/D Block 50/52 pour 2,4 milliards de dollars (1,6 milliard d’euros) . Alors que les Français proposent dix-huit Rafale pour 2,1 milliards d’euros. Et soudainement, en lisant ce document secret acquis de haute lutte, les Français ont compris que la partie était perdue. La fin d’une longue histoire…

C’est le 13 décembre 2005, lors d’une visite privée à Paris, que le roi du Maroc Mohammed VI évoque à l’Élysée, avec Jacques Chirac en personne, son intérêt pour des avions d’armes français. Il les veut adaptés à son armée de l’air et cite le monoréacteur Mirage 2000. Un an plus tard, quand le général Jean-Louis Georgelin, chef d’état-major des armées, revient d’une visite officielle au Maroc les 11 et 12 décembre 2006, il confirme à Paris l’intérêt de ses interlocuteurs pour l’achat de ces avions. Pas si fortunés, les Marocains préfèreraient des modèles d’occasion, en vingt-quatre exemplaires. Demande assez logique, puisque les voisins algériens ont confirmé en mars 2006, à l’occasion d’une visite du président russe Vladimir Poutine, une commande de chasseurs russes dernier cri, déjà annoncée au printemps 2004 : vingt-huit SU-30 Flanker et trente Mig-29 Fulcrum.

Quand le projet de commande marocaine parvient à Dassault, transmis par les filières administratives habituelles, un problème apparaît aussitôt : l’arrêt de la production de Mirage 2000 neufs est programmé, la fermeture des chaînes étant prévue pour novembre 2007 avec la sortie du dernier appareil d’une commande grecque. Il est hors de question de les relancer chez l’industriel et ses sous-traitants, car la facture ne serait pas éloignée du milliard d’euros, affirme Dassault. Il faut dire qu’avant la décision d’arrêt de la production, le Mirage 2000 avait subi de sévères échecs au début des années 2000 : contre le F-16 américain en Pologne et au Chili, on l’a vu, mais également contre le Mig-29 russe en Inde (après une première victoire au début des années 1980), ou contre le Jas 39 Gripen de Saab en Afrique du Sud. Que dans ce dernier pays les Britanniques, auxquels les Suédois avaient confié la commercialisation de leur appareil, aient gagné à coups de pots-de-vin massifs ne change rien à l’affaire ! Dassault avait dès lors choisi de concentrer tous ses efforts sur son appareil le plus moderne, le Rafale.

En 2006, les trois industriels du GIE Team Rafale (Dassault Aviation, Thales et Snecma) proposent donc au Maroc une autre solution : dix-huit Rafale, pour le prix de vingt-quatre Mirage 2000. Les industriels français trouvent aussitôt des alliés dans la place, dont le général Ahmed Boutaleb. Inspecteur général des Forces royales Air (chef d’état-major de l’armée de l’air), cet aviateur a été le précepteur du roi Mohammed VI et se trouve crédité à ce titre d’une grande influence. Être la première force africaine à disposer d’un avion d’un tel niveau a tout pour l’enchanter… Le gouvernement français, en la personne de Jean-Paul Panié, directeur des affaires internationales de la DGA (Délégation générale pour l’armement), propose un marché à 1,5 milliard d’euros. Mais patatras ! Absolument furieux, les dirigeants du Team Rafale lèvent les bras au ciel, affirmant que le juste prix serait de 2,5 milliards d’euros.

Finalement, après des négociations franco-françaises au poignard, ce sera quelque 2,1 milliards d’euros tout compris (en principe), sauf l’armement. Le Team Rafale affirme-t-il que les équipements électroniques ne sauraient être identiques à ceux des appareils français, dont de nombreux composants sont d’origine américaine et soumis à la norme ITAR (International Traffic in Arms Regulations) ? Et que, pour cette raison, les capacités opérationnelles de l’avion doivent être dégradées, à un coût très élevé ? La DGA répond du tac au tac qu’il est parfaitement possible de vendre des avions strictement identiques à ceux du parc français et qu’il appartiendra aux Marocains de demander aux Américains les dérogations ITAR nécessaires. Les auraient-ils obtenues ? C’est peu probable : les Américains n’acceptent en règle générale de vendre ces équipements qu’avec leurs propres avions.

Pour que l’offre française permette une livraison rapide des avions aux Marocains, elle prévoit que les neuf premiers exemplaires de leur commande (Rafale F3 biplace) seraient prélevés sur les chaînes tournant pour l’armée de l’air française (cette dernière recevant plus tard les appareils lui étant destinés). Les aviateurs français assureraient sur place la maintenance et l’entraînement des pilotes, entre autres. Ce qui reviendrait, affirme l’un des négociateurs de cette affaire, à « installer un escadron français sur une base marocaine ».

Cette offre est formellement présentée à Rabat fin juin 2007. Six mois ont donc été nécessaires depuis la visite du général Georgelin à Rabat. Pourquoi ce délai ? Parce qu’avec une dette extérieure de quelque 18 milliards de dollars, le Maroc ne dispose pas des ressources nécessaires pour creuser davantage le déficit de sa balance commerciale en s’achetant de telles machines de guerre. Il fallait donc que Paris avance les fonds, même en le dissimulant par un pieux mensonge, maintes fois répété durant la campagne pour l’élection présidentielle française d’avril 2007 : certains émirs du Golfe honoreraient la facture pour le compte du royaume chérifien. Il existe également une explication politique, typiquement franco-française : le Premier ministre Dominique de Villepin, s’offusque un industriel, « aurait pesé sur la non-décision de Jacques Chirac, pour que son successeur, Nicolas Sarkozy, ne bénéficie pas du crédit de cette vente ».

Explication certes alambiquée, mais les faits sont là. C’est seulement en avril 2007, alors que la campagne présidentielle touchait à son terme, que les vraies négociations ont commencé à Matignon, avec deux autres acteurs principaux aux vues antagonistes : le ministère de la Défense de Michèle Alliot-Marie, très ardente, et celui des Finances de Thierry Breton, debout sur les freins. « Les gentils baratineurs chefs de bureau de Bercy n’ont répondu qu’en juillet à une demande présentée quatre mois plus tôt », s’indigne ainsi l’un des négociateurs militaires, oubliant sans doute qu’il n’était pas si aisé de prendre une telle décision alors que des élections présidentielle et législatives allaient survenir. Les vendeurs du Rafale, quant à eux, ne demandent qu’une chose : que l’administration française décide clairement, et dans les temps. Ils seront déçus !

Car ce n’est que le 11 juillet 2007, après l’élection de Nicolas Sarkozy et sur sa décision personnelle, que la France proposera finalement de financer totalement (ou presque) l’achat des Rafale par le Maroc, avec des prêts remboursables sur de longues années à des conditions « amicales », qui n’ont pas été détaillées. L’offre repose classiquement sur des prêts bancaires cautionnés par la Coface, elle-même garantie par le Trésor public : en cas de défaillance du client, c’est le contribuable français qui paye… Dès lors que le crédit garanti par l’État est accordé, la Délégation générale pour l’armement (DGA) profite de l’aubaine pour charger la barque, faisant une fois de plus fulminer Dassault. Et d’ajouter une offre complémentaire portant sur des frégates et des hélicoptères EC725. La facture va grimper à 3 milliards d’euros, mais il est déjà bien tard…

Car sur le papier, c’est au Premier ministre François Fillon que revient la décision. Son cabinet exige une directive écrite de l’Élysée, qui n’arrive que le 21 juillet 2007. Visiblement très bien informés du processus décisionnel à Paris, les Américains ont présenté leur propre offre définitive à Rabat entre le 10 et le 14 juillet. L’acceptation française du crédit en faveur des Rafale est quant à elle annoncée fin juillet aux Marocains : il se monte à 100 % du contrat, 85 % garantis par la Coface et le reste négocié avec un pool de banques. C’est alors que le roi Mohammed VI tranche en faveur de la proposition américaine. Après cette date, les fils sont coupés : les interlocuteurs marocains des Français ne les prennent même plus au téléphone. Trop tard ! « C’est un fiasco majeur, une fuite du politique devant ses responsabilités », s’étrangle un industriel… Mohammed VI apprend simultanément que Nicolas Sarkozy souhaite effectuer une visite de travail à Rabat, à la fin d’un déplacement éclair le menant également à Alger et Tunis. Incident diplomatique : Mohammed VI exige un report de cette visite, au motif que le premier voyage d’un président français dans son pays ne saurait être qu’une visite d’État… Prétexte !


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Libye: échange infirmières contre missiles http://owni.fr/2011/02/10/libye-echange-infirmieres-contre-missiles/ http://owni.fr/2011/02/10/libye-echange-infirmieres-contre-missiles/#comments Thu, 10 Feb 2011 11:45:28 +0000 Jean Guisnel http://owni.fr/?p=45861 Jean Guisnel est journaliste au Point, où il suit les questions de défense et de nouvelles technologies. Il publie aux éditions La Découverte une enquête intitulée Armes de corruption massive, secrets et combines des marchands de canon. OWNI l’a interviewé et publie trois extraits de son nouveau livre. Retrouvez également les mésaventures américaines du Rafale au Maroc et la colère de Chirac contre François Léotard dans l’affaire Karachi.

Les marchés d’armes servent souvent les positions diplomatiques des grands acteurs. Les Etats-Unis s’en sont fait une spécialité, conditionnant leur soutien politique à l’achat des avions, missiles et autres roquettes proposés par le complexe militaro-industriel. Il arrive que la France use du même stratagème pour débloquer un dossier compliqué.

Le cas s’est présenté juste après l’élection présidentielle de 2007, lorsque Nicolas Sarkozy s’est penché sur la délicate négociation entourant le sort des infirmières bulgares retenues en Libye sous l’accusation fallacieuse d’avoir inoculé le virus du sida à des enfants. Pour se sortir de cet imbroglio, l’Elysée décide de mettre dans la balance la fourniture d’armes recherchées par le Guide Mouamar Kadhafi. Extrait.

Les infirmières bulgares contre les missiles français

À l’été 2007, quelques semaines après son arrivée à l’Élysée, Nicolas Sarkozy s’active à dénouer un dossier symptomatique des agissements du chef de l’État libyen. Accusés sans preuve d’avoir inoculé le virus du sida à de jeunes enfants, cinq infirmières bulgares et un médecin palestinien sont emprisonnés en Libye depuis février 1999 . L’affaire fait grand bruit. Dans les semaines suivant son élection, le président français envoie en Libye son épouse Cécilia Ciganer-Albéniz et le secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant. Alors que le Premier ministre britannique Tony Blair et la commissaire européenne aux relations extérieures Benita Ferrero-Waldner avaient eux aussi puissamment agi en ce sens, c’est bien l’avion présidentiel français qui va chercher les détenus à Tripoli le 24 juillet 2007. Sans aucune contrepartie, assure la France.

Dès le lendemain, lors d’une visite de Nicolas Sarkozy à Tripoli, celui-ci annonce néanmoins avoir signé deux protocoles d’accord avec la Libye : l’un « dans le domaine militaire » et l’autre sur la fourniture d’un réacteur nucléaire civil pour dessaler l’eau de mer – alors que ce dernier avait déjà fait l’objet d’accords entre le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) français et le Bureau libyen de recherche et de développement en 2005 et 2006.

Moins d’une semaine plus tard, une agence de relations publiques new-yorkaise appelle le quotidien Le Monde à Paris, pour lui proposer un entretien à Nice avec Seif el-Islam Kadhafi, qui a des choses à dire. Et de fait ! Lors de l’interview, ce dernier se félicite : « Vous savez que c’est le premier accord de fourniture d’armes par un pays occidental à la Libye ? » Il évoque un contrat de 100 millions d’euros, mais c’est du triple qu’il s’agit : le missilier MBDA a signé pour la vente de missiles Milan pour 168 millions d’euros et EADS fournira un système Tetra de communication radio pour 128 millions d’euros ! La concomitance entre la libération des otages et la conclusion des contrats d’armements a rapidement relativisé la beauté du geste français. Et le fait que le président Sarkozy déclare qu’il n’y avait eu « aucune » contrepartie au geste humanitaire n’a pas vraiment dissipé le malaise.

Car en réalité, les conditions pour la signature du contrat étaient réunies bien avant la libération des infirmières bulgares. « Leur détention constituait un facteur bloquant et leur départ de Libye a levé cet obstacle. Tout serait plus simple si le père Kadhafi n’entretenait pas une certaine complication ! », m’a affirmé alors un haut fonctionnaire, opérateur discret des ventes d’armes françaises à la Libye. Et il ajoutait : « Il est très fréquent que les contrats de ventes d’armes ne soient annoncés que par le client, au moment qu’il juge utile. » Point de vue que ne partage pas un industriel de l’armement, selon lequel il serait injuste de faire à Nicolas Sarkozy le procès d’avoir obtenu les libérations en contrepartie de ventes d’armement : « À notre connaissance, le contrat des Milan n’était pas au programme de l’entretien entre le colonel Kadhafi et le président français. Même s’il est exact qu’il était dans le dossier qui lui avait été préparé. »

Tout serait donc transparent dans cette affaire ? Ce n’est pas certain… À entendre les déclarations officielles françaises, les négociations sur la vente de missiles Milan à la Libye auraient commencé début 2006, durant donc dix-huit mois. En réalité, elles ont été beaucoup plus longues, en pleine connaissance de l’autorité politique. Les premières autorisations de négocier la vente de Milan ont été accordées par la CIEEMG à MBDA au printemps 2004, avant même que l’embargo européen à l’égard de Tripoli ait été formellement levé. Au début des négociations franco-libyennes sur les missiles, mille engins étaient prévus, comprenant des postes de tir numériques de dernière génération, associés à des missiles Milan II de 1 900 mètres de portée. Le Milan ER de dernière génération, de 3 000 mètres de portée, n’est pas pour les Libyens ; enfin, pas tout de suite… La ministre de la Défense Michèle Alliot-Marie, on l’a vu, s’est rendue à Tripoli en février 2005. Au printemps, les négociations sur ce contrat obtiennent un feu vert définitif de la CIEEMG. Puis le ministère de la Défense demande à MBDA de réduire ses ambitions, de ne plus vendre que le tiers, puis le quart, des Milan initialement prévus. Car ce contrat de missiles n’est pas la priorité des responsables français, qui entendent plutôt favoriser les gros marchés à plusieurs milliards d’euros, quand celui des Milan ne représente « que » 168 millions d’euros… Petit business…

Pourtant, en février 2007, les Libyens remettent aux Français une lettre d’intention pour l’achat de trois cents postes de tir Milan. C’est ce préaccord qui a été dévoilé par Seif el-Islam en août 2007 . Et depuis la fin 2007, les Français espèrent signer de gros contrats d’armement en Libye. Les espoirs portent d’abord sur le Rafale de Dassault, dont le dossier a été finalement confié par l’Élysée à l’intermédiaire Alexandre Djouhri, nous explique en septembre 2010 une source française très liée aux ventes d’armes. À l’automne 2010, les ventes de cet avion à Tripoli semblaient toutefois assez compromises par plusieurs facteurs : la réticence des autorités françaises concernant la vente aux Libyens des missiles MICA à longue portée et la nécessité de leur fournir des équipements électroniques « ITAR free » – c’est-à-dire ne comportant aucun équipement d’origine américaine, donc soumis à la norme International Traffic in Arms Regulations, qui imposerait de solliciter l’accord de Washington. Or des adaptations de l’avion à ces équipements ITAR free coûtent cher et seraient logiquement à la charge du client, accroissant encore le prix élevé des avions français. Les Libyens ont donc entrepris de négocier simultanément avec les Russes la fourniture de Sukhoï 35 Flanker Plus et de Mig 29 Fulcrum, tractations qui auraient été très avancées, sinon déjà conclues, à l’automne 2010.

Pour le reste, les Français espèrent encore alors vendre plusieurs hélicoptères de la firme Eurocopter : dix AS550 Fennec, douze AS332 Super-Puma et trois EC665 Tigre ; le tout pour plus de 500 millions d’euros. Ils espèrent également vendre un système de radars de défense aérienne de Thales pour 1 milliard d’euros, un système de surveillance des frontières, la mise à niveau des vieilles vedettes Combattante des chantiers CMN (Constructions mécaniques de Normandie), ainsi que celle des chars T-72, un système de défense côtière, des bateaux du chantier OCEA pour les forces spéciales, etc. Cela alors même que les industriels italiens sont en train de tailler des croupières à leurs homologues français, assez en colère !

Car les transalpins seraient « pragmatiques », à entendre certains agents français : ils auraient repris les paiements de commissions directes, sans simagrées. Citant un cas très précis, l’un de mes interlocuteurs m’a confié au printemps 2010 que telle entreprise italienne « verse de 15 % à 20 % de commissions sur la Libye » : « Le système consiste à ce que le gouvernement italien accepte d’intégrer ces 15 % de pots-de-vin dans les frais généraux de l’entreprise. La subtilité, c’est que le ministère de l’Économie taxe ces pots-de-vin à 10 %. Il devient ainsi explicitement complice de l’opération illégale et prend le pari qu’aucun juge n’attaquera jamais le gouvernement de front. » Certaines sociétés étrangères ont parfois envisagé de s’associer à des entreprises italiennes tout aussi illégalement, mais ingénieusement protégées pour profiter de la combine ! Quelques-unes ont franchi le pas. Cela suffira-t-il ? C’est ce que l’avenir dira…

Gagner des contrats de ventes d’armes, spectaculaires et très rentables : tel est donc l’objectif de la France, y compris dans des pays qui ne souhaitent pas contracter avec elle, comme l’Arabie saoudite. Pour reconquérir les faveurs des wahhabites, Nicolas Sarkozy leur a offert des présents d’une rare valeur politique, que personne d’autre, et surtout pas les États-Unis, n’avait voulu leur remettre. C’est le Washington Post qui révèle l’affaire : en novembre 2009, les Saoudiens sont aux prises avec la rébellion chiite des zaïdites commandés par Abdel Malik Al-Houthi, qui opèrent depuis la région de Saada, au Yémen voisin, et lancent des incursions en Arabie. Dans cette mini-guerre commandée côté saoudien par le vice-ministre de la Défense Khaled ben Sultan, les Saoudiens ont mené des raids, mais sans succès notable, car ils ne disposent pas des renseignements nécessaires, notamment des images satellites qui leur permettraient de définir leurs frappes avec plus de précision. Ils les demandent à leurs alliés américains, qui refusent de les leur fournir. C’est alors qu’ils se tournent vers les Français et que ceux-ci commencent à leur livrer les images demandées. Dès lors, ils peuvent « repérer les caches des rebelles, leurs dépôts de matériel et leurs camps d’entraînement. L’aviation saoudienne a attaqué avec une efficacité redoutable. En quelques semaines, les rebelles demandaient une trêve et ce chapitre de la guerre frontalière était refermé en février 2010 ».

Détail piquant : c’est le 17 novembre 2009, jour de la visite « privée », sans journaliste et de moins de vingt-quatre heures du président français en Arabie saoudite, que celui-ci a fait ouvrir par la Direction du renseignement militaire (DRM) le circuit de livraison des images électroniques fournies par le satellite-espion français Hélios. Les premières images sont arrivées sur les écrans saoudiens le soir même. Paris ne s’en est pas tenu au renseignement : des munitions pour avions de combat et des obus d’artillerie sol-sol ont été livrés dans la foulée. Que faudrait-il de plus pour que les Saoudiens considèrent les Français comme de vrais amis, à qui ils peuvent acheter du matériel de guerre en grandes quantités ? Depuis la visite présidentielle, Riyad cherche à acquérir un satellite-espion. Il sera temps de voir auprès de quel fournisseur le royaume wahhabite se le procurera… Quelles seront les règles du jeu ? Du côté saoudien, on sait qu’elles seront sévères. Mais quelle idée les Américains sortiront-ils de leur chapeau pour contrer une nouvelle fois l’industrie française ? Le chapitre suivant aborde quelques pistes. Car on ne s’en étonnera pas, le cadre international des compétitions en matière de ventes d’armes est défini aux États-Unis et nulle part ailleurs !


Photos Photos FlickR CC : Sebastià Giralt, Ammar Abd Rabbo

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Karachi: La colère de Chirac contre François Léotard http://owni.fr/2011/02/10/karachi-la-colere-de-chirac-contre-francois-leotard/ http://owni.fr/2011/02/10/karachi-la-colere-de-chirac-contre-francois-leotard/#comments Thu, 10 Feb 2011 11:35:36 +0000 Jean Guisnel http://owni.fr/?p=45854 Jean Guisnel est journaliste au Point, où il suit les questions de défense et de nouvelles technologies. Il publie aux éditions La Découverte une enquête intitulée Armes de corruption massive, secrets et combines des marchands de canon. OWNI l’a interviewé et publie trois extraits de son nouveau livre. Retrouvez également comment la France a, en 2007, échangé les infirmières bulgares contre des missiles à la Libye et les mésaventures américaines du Rafale au Maroc.

L’affaire Karachi occupe un long chapitre de l’ouvrage de Jean Guisnel. Présent dans la ville pakistanaise avec la nouvelle ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, au lendemain de l’attentat à la voiture piégée qui a fait 14 morts le 8 mai 2002, le journaliste détaille les différentes hypothèses susceptibles d’expliquer les raisons de cet acte. Sans trancher de manière définitive (il ne croit pas au lien entre l’arrêt du versement des commissions et l’attentat), il revient sur le ballet des intermédiaires qui a entouré le contrat Agosta (vente de trois sous-marins au Pakistan), mais aussi les contrats Sawari 2 et d’autres, moins connus.

Où se révèle le rôle de premier plan joué par François Léotard (Parti Républicain) alors ministre de la Défense, soupçonné d’avoir ainsi favorisé le financement de la campagne électorale d’Edouard Balladur en 1995.  Extrait.

L’activisme du ministre de la Défense François Léotard

Nous pouvons être un peu plus précis : en 1995, la colère chiraquienne contre François Léotard et les éventuels « retours de commissions » qui auraient été organisés par ses soins au profit d’Édouard Balladur, concerne au moins trois contrats, celui des sous-marins pakistanais n’étant que le premier.

Le deuxième est l’achat par la France de drones (petits avions d’espionnage télécommandés) de type RQ-5 Hunter auprès d’Israel Aircraft Industries (IAI). François Léotard s’était en effet personnellement et très fortement impliqué dans cette affaire, au grand dam de plusieurs industriels nationaux, dont Sagem, qui estimaient disposer d’un matériel répondant tout aussi bien aux besoins de l’armée française . Les drones Hunter étaient destinés à la toute nouvelle Direction du renseignement militaire (DRM), mais celle-ci se montrera pour le moins réticente en raison des très médiocres qualités de l’engin. Quatre appareils seront finalement acquis, par l’entremise d’un agent à la fois bien introduit en Israël et très en vue sur la place de Paris, où il exerce alors le noble métier d’éditeur. Les drones arriveront en France en 1999, sans jamais quitter leur affectation au Centre d’expériences aériennes militaires (CEAM) de Mont-de-Marsan, sinon pour effectuer quelques missions au-dessus du Kosovo, en 1999, et lors du G7 d’Évian en 2003.

Curieusement, au moment même où la France procédait à l’acquisition de ces engins israéliens, la société Sagem vendait des drones SDTI (Système de drone tactique intérimaire) aux Pays-Bas, sous la marque commerciale Sperwer. Une telle démarche, consistant à acheter des drones en Israël tout en exportant simultanément des engins de fabrication nationale, aux capacités certes différentes mais que les armées françaises n’avaient alors pas acquis, a beaucoup intrigué. Certaines sources militaires françaises évoquaient à l’époque des « intérêts commerciaux personnels de politiques » dans cette affaire. Sans plus de détails, comme souvent.

Le troisième dossier de ventes d’armes qui a fait naître les soupçons de Jacques Chirac et de son entourage est d’une tout autre ampleur. Il concerne la vente à l’Arabie saoudite, en novembre 1994, de deux grosses frégates de 3 550 tonnes de type F-3000-S, en fait des frégates La Fayette modifiées pour les besoins propres du royaume saoudien, construites à Lorient par la DCN, dans le cadre du contrat baptisé « Sawari 2 ». Il s’agissait déjà d’une vieille affaire, car ce contrat avait été signé une première fois en juin 1982. Il avait été principalement négocié par la Sofresa. Créée en 1974, nous l’avons vu, pour gérer les ventes d’armes de la France à l’Arabie saoudite, cette société est alors dirigée – depuis sa création – par l’ingénieur de l’armement Jean-Claude Sompairac. En 1992, ce dernier venait d’être reconduit pour trois ans à son poste et travaillait sans succès sur le contrat Sawari 2. Côté saoudien, où l’on souhaitait également relancer les discussions, le prince Sultan avait désigné en 1992 un intermédiaire à son goût, Ali Ben Mussalam.

Ce très riche commerçant d’origine yéménite est alors copropriétaire de l’hôtel Prince de Galles à Paris. Il commença par être associé à la remise en état de quatre frégates F-2000 (Madina, Hofouf, Haba et Taïf) et de deux pétroliers-ravitailleurs (Boraida et Yunbou) acquis auparavant dans le cadre du contrat Sawari 1 en octobre 1980, ces remises en état étant englobées dans le contrat « Mouette ». Celui-ci sera d’ailleurs un désastre économique pour la France : signé en février 1994 par François Léotard pour 3,1 milliards de francs, il avait déjà entraîné une perte de 1,2 milliard de francs en 1998, soit plus du tiers de sa valeur totale  ! Dans un rapport aux services des Douanes prétendant justifier le versement de commissions, les responsables de DCN avaient expliqué, selon Mediapart, que 600 millions de francs de commissions (soit plus de 19 % de la valeur du contrat) avaient été ainsi répartis à cette occasion : « 150 millions de francs pour le prince Fahd ben Abdallah, 240 millions de francs pour “SAR le prince Sultan” [ministre de la Défense], 210 millions de francs pour le “sheik Abusalem” [vraisemblablement Ali Ben Mussalam]. » Ce dernier connut un triste destin et mourut dans des circonstances inexpliquées au début des années 2000 à Genève, où son corps aurait été retrouvé flottant dans les eaux froides du lac Léman …

En 1992, Ali Ben Mussalam a beau être actif à Paris, il ne débloque rien du tout et le contrat de ces nouvelles frégates n’avance pas. Tout cela va changer ! Dès sa désignation au ministère de la Défense en mars 1993, l’une des premières décisions de François Léotard consiste à débarquer Jean-Claude Sompairac et à le remplacer par l’un de ses proches du Parti républicain (PR), Jacques Douffiagues. À l’époque, François Léotard et son plus proche conseiller politique, Renaud Donnedieu de Vabres, expliquent volontiers qu’il ne faut pas voir malice dans ce choix et que seul le souci de l’efficacité a été pris en considération. Efficacité ? Jacques Douffiagues, ancien maire d’Orléans, est magistrat de la Cour des comptes et fut ministre des Transports du gouvernement Chirac entre 1986 et 1988 : rien qui prédispose à un destin de marchand de canons. De surcroît, il déclare lui-même « être en survie depuis 1980  » après un grave infarctus survenu à l’âge de trente-neuf ans, qui lui vaudra d’être déclaré invalide à 100 %.

La vraie raison du choix de ce délégué général du Parti républicain, dès sa création en 1977, est évidemment sa longue intimité avec François Léotard. Car pour un poste aussi technique de gestionnaire de contrats d’armement sous étroit contrôle du politique, un fonctionnaire connaissant les arcanes du monde de l’armement aurait sans doute fait l’affaire. Toujours est-il que, dès sa nomination, Jacques Douffiagues part pour Riyad, afin d’y rencontrer le prince Sultan. C’est le premier rendez-vous d’un étrange ballet qui, dans les coulisses, va se mettre en place.

Dans un premier temps, Ali Ben Mussalam va se rapprocher pour cette affaire de deux associés, le très mondain Franco-Libanais Ziad Takieddine, qui fut le directeur de la station de ski Isola 2000, et le Syrien Abdul Rahman El-Assir, qui fut un temps le beau-frère du bien connu Adnan Khashoggi. Très vite, les réunions se multiplient. Le 23 décembre 1993, Ali Ben Mussalam rencontre François Léotard – première de dix rencontres successives – et les deux hommes organisent le voyage d’Édouard Balladur à Riyad, qui doit être l’occasion de la signature du contrat. Ce déplacement aura bien lieu en janvier 1994, mais sans signature à la clé, pour le plus grand déplaisir du Premier ministre… Par la suite, le conseiller politique de François Léotard, Renaud Donnedieu de Vabres, se rendra lui aussi à plusieurs reprises en Arabie saoudite, parfois dans l’avion personnel d’Ali Ben Mussalam. Étonnamment, ces rencontres se poursuivront bien après la signature du contrat des deux frégates saoudiennes , enfin intervenue le 19 novembre 1994 au Maroc, François Léotard et le prince Sultan ben Abdelaziz tenant la plume.


Extrait de l’ouvrage Armes de corruption massive, secrets et combines des marchands de canons, éditions La Découverte, 391 pages, 22 €.

>> Illustrations CC FlickR : poncнo☭penguιn , ZardozSpeaks

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