OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Spéléologie urbaine à Brooklyn http://owni.fr/2011/05/08/speleologie-urbaine-ville-newyork-brooklyn-art/ http://owni.fr/2011/05/08/speleologie-urbaine-ville-newyork-brooklyn-art/#comments Sun, 08 May 2011 14:45:47 +0000 Louis Imbert http://owni.fr/?p=61253 MAJ le 9 mai : Quatre explorateurs urbains ont été arrêtés hier et sont poursuivis pour être entrés illégalement dans les tunnels du métro new-yorkais. Ils avaient avec eux bougies, feux d’artifice et appareils photos. Les risques du métier.

Un groupe d’une vingtaine de personnes, jeunes pour la plupart et élégantes en chaussures de ville, à barbes fournies, traverse un mur de béton effondré, débouchant du canal de Gowanus, à Brooklyn, sous les murs de brique rouge d’une centrale électrique désaffectée. Elles se rassemblent sur le parvis jonché de branches d’arbres épaisses, débitées il y a quelques années et laissées là, blanchies.

Ils observent les quatre étages de l’usine, l’immense tag blanc qui court sur son fronton – “OPEN YOUR EYE GIRL” – les fenêtres alternativement bordées de fer et ouvertes au vent. Derrière, sur le canal, du linge sèche entre les deux fenêtres d’une maison flottante, accrochée à la rive du cours d’eau le plus pollué de New York.

On se demande ce que ces visiteurs font ici, puis on se retourne la question : nous sommes à l’intérieur de l’usine abandonnée, allongés sur le sol du quatrième étage.

Nous les observons dans l’ombre, en silence, aux côtés de Shane Perez, 28 ans, un “explorateur urbain” qui depuis dix ans parcourt les friches de New York : des stations de métro désaffectées, des hôpitaux psychiatriques à l’abandon, des usines, des tunnels d’égouts, des collecteurs d’eau… Tout ce qui rouille et paraît inaccessible au citadin moyen; les structures secrètes de la ville.

Soudain, Perez se lève et se met à courir d’un bout à l’autre de l’étage, passant devant trois arcades ouvertes. Les visiteurs ont aperçu une ombre, ils se taisent, ils hésitent.

L’important, dit Perez, c’est qu’ils doutent. C’est le mystère.

Quelques minutes plus tard, nous sommes de nouveau seuls.

Un petite communauté secrète

Perez et son petit monde d’explorateurs, appelés aussi “historiens-urbanistes-guérilleros” ou “spéléologues urbains” – les noms et les pratiques varient d’un groupe à l’autre – forment une communauté semi-secrète, pas très légale et extrêmement active à New York. Ils se sont organisés à la traîne des mouvements de graffeurs apparus dans les années 1970.

La plupart se baladent appareils photo en mains, photographiant les tags croisés au fil de leurs explorations. “Les graffeurs sont toujours passés avant toi, quoi que tu fasses”, dit Shane Perez. Ils sont nombreux à alimenter des blogs qui croisent d’autres scènes à Boston, Chicago, Los Angeles, Paris, Rome et Berlin…

Ils ont en commun une envie enfantine d’aller voir derrière les panneaux “No Trespassing”, de comprendre comment la ville marche en prenant de-ci, de-là, une décharge d’adrénaline.

J’aime voir comment les choses reviennent à leur état naturel quand nous les abandonnons ; comment elles se délabrent, disait Perez en février dernier, alors que nous visitions une station de la ligne ferroviaire qui reliait Long Island City à Manhattan Beach jusqu’en 1924. Des arbres avaient poussé au milieu de la plateforme. Avec le temps, tout ça sera effacé, disait-il.

Notre usine au bord du canal de Gowanus transformait du courant alternatif en courant continu pour alimenter les lignes d’une compagnie de métro privée absorbée par l’État de New York en 1968. Les machines ont disparu. Restent quatre immenses étages couverts de graffitis, squattés jusqu’il y a deux ans environ par un groupe de punks.

On y croise un petit chien de faïence en équilibre dans l’escalier. Deux pendules accrochés au plafond du deuxième étage se balancent dans les bourrasques de ce dimanche d’avril, lumière vacillante : une carcasse de vélo d’enfant liée à six jantes et une peluche du diable de Tasmanie des Looney Tunes ; sa bouche crevée largement ouverte laisse filer des petites balles de polystyrène dans le vent. Il y a encore des chambres inhabitées dans les sales adjacentes aux hangars, tristes, avec du matériel de peinture, du verre brisé collé aux murs, des autocollants de la série télévisée Jackass à têtes de mort et béquilles croisées, cette inscription à cheval sur deux cloisons :

Runaway train, runaway train never going back.

Depuis le toit branlant de l’usine, la vue sur les maisons de briques de Brooklyn, qui s’étalent jusqu’aux buildings de Manhattan, déjà illuminées, est saisissante.

Le fond de ce genre d’expérience, dit Steve Duncan, 32 ans, un pilier du petit milieu des explorateurs new-yorkais, c’est de faire un pas dans le noir et de se retrouver seul là-dedans, parfois en escaladant, en se faisant peur avec l’altitude. L’intensité [de l'expérience] permet d’ancrer ces lieux dans vos souvenirs.

New York est un terrain de jeu

Combien y-a-t-il d’explorateurs urbains à New York? Un journaliste du New York Times citait récemment Bob Dylan à ce propos, à qui l’on demandait en 1965 combien de chanteurs contestataires l’Amérique comptait. Réponse sarcastique de Dylan: “Uh, combien? A peu près 136, je pense.” Quoi qu’il en soit, pour le petit jeu des explorateurs, New York offre un terrain hors norme.

D’abord parce que la ville affiche un vaste réservoir de bâtiments abandonnés, bien que diminuant à vue d’œil. Personne ne les compte ici, mais on peut se faire une idée du nombre en évaluant le délabrement du parc immobilier actif : en 1999, près de 20% des habitations de New York souffraient de sévères violations des normes de salubrité, essentiellement dans le Bronx et à Brooklyn. En 2010, le taux était tombé à 5,5%, selon le Centre Furman pour les politiques immobilières et urbaines, à l’Université de New York.

Brooklyn, ancien poumon industriel de cette ville essentiellement portuaire et commerçante, compte encore quelques beaux restes d’usines. “Ces deux dernières années, la moitié de mes visites d’usines, je les ai faites juste avant qu’ils ne commencent des travaux de démolition”, dit Joe Anastasio de ltvsquad.com, 37 ans, l’un des plus anciens explorateurs de New York, qui garde toujours un œil ouvert sur les panneaux annonçant l’ouverture d’un chantier.

Anastasio est l’un des meilleurs connaisseurs du métro new-yorkais, l’un des terrains favoris des explorateurs locaux. Trois compagnies privées ont développé ce réseau tentaculaire à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, chacune avec des normes différentes : les rails et les wagons ne correspondent pas, rien n’a été unifié depuis.

Le réseau fonctionne 24 heures sur 24, il mêle lignes express et locales et affiche un nombre incalculable de stations abandonnées, de caves et recoins avalés par des constructions postérieures, comme cette étrange cave à vin, propriété d’une compagnie dissoute au début du 20ème siècle, qui domine en haut d’une crête, une station où les trains ne s’arrêtent plus. “C’est calme là-bas” dit Anastasio, “étrangement relaxant.”

Balades illégales dans le ventre de la ville

Steve Duncan, un grand type au visage osseux, aux cheveux blonds filasses, facilement lyrique quand on le branche sur son sujet, a commencé ses explorations en étudiant à l’université de Columbia en 1996 : il s’intéresse au projet Manhattan, qui donnera naissance à la bombe atomique en 1945. Des expériences avaient été menées à Columbia à la fin des années 1930.

Je cherchais des tunnels secrets dont les étudiants parlaient, dit Duncan. Je ne les ai pas trouvés mais descendre là-bas, c’était excitant, c’étaient des couches d’histoire qui se révélaient peu à peu, des vestiges.

Depuis, Duncan a continué sous terre. Il a tenté de creuser une voie d’accès sous le tunnel du train Amtrack, qui court le long de la Hudson river, sans savoir qu’une entrée plus facile était et reste ouverte au nord. Le tunnel permet de descendre quelques 55 rues de New York en ligne droite, le sifflement des trains y est assommant.

Selon Duncan, et une dizaine d’explorateurs rencontrés pour cet article, il est impossible de marcher plus de trois kilomètres dans une structure abandonnée à New York – la plus longue marche possible semble passer par une série de stations abandonnées dans le Sud de Manhattan, reliées par une autre en activité. Nombre d’explorateurs citent les catacombes de Paris en modèle pour passer plusieurs jours de rang sous terre. Duncan cite également les carrières qui trouent le sous-sol d’Odessa, en Ukraine et celles de Naples – un monde de huit millions de mètres-cubes.

A New York, les lieux sont cloisonnés, dit Duncan, “à chaque fois c’est un monde fermé.

À moins bien sûr de passer par les tunnels de métro actifs, à vos risques et périls. Cette année, entre le 1er janvier et le 12 avril, 28 personnes y ont été heurtées par des trains et 16 sont mortes, selon une porte-parole de la MTA, la compagnie qui gère le métro new-yorkais. Impossible de savoir combien de ces cas représentent des suicides. Aucun explorateur rencontré pour cet article ne se souvient d’un accident majeur impliquant l’un des leurs.

Les randonnées de Duncan et de ses camarades impliquent bien souvent d’ignorer les lois de la propriété privée. Mais elles ne mènent pas bien loin : 50 à 150 dollars d’amende, une nuit en prison et au pire, une citation à comparaître. La sentence sera plus lourde pour qui se promène avec une bombe de peinture dans son sac.

Si vous vous baladez en coupant les serrures et en enfonçant les portes, quelqu’un finira par s’énerver, dit Shane Perez. Moi je prends simplement des photos, je laisse tout en l’état.

Documenter la ville abandonnée

En février dernier, Shane Perez nous emmenait dans un tunnel de fret désaffecté dans le quartier d’East New York, à Brooklyn. Pendant une petite heure, nous avancions dans le noir entre les rails, éclairés seulement par nos lampes frontales ; puis longeant un train de marchandises infini, nous trébuchions sur le ballast, dans un espace juste assez large pour y passer deux épaules, le dos collé alternativement aux parois du tunnel et aux wagons.

La ballade avait quelque chose d’hypnotique, on attendait le bout du tunnel, on espérait que le soleil ne serait pas couché à la sortie mais impossible de savoir. A l’arrivée, on débouchait sur d’autres trains qui semblaient immobilisés depuis un bail, tagués frais de la veille – une bombe rose était renversée sur la neige, la peinture avait giclé autour… Et pas grand-chose d’autre. Au final, ce n’était qu’un tunnel sale et il était difficile de ne pas se sentir frustré, de ne pas regretter un résultat plus tangible pour l’effort accompli.

“On ne cherche pas des trésors”, dit SeungJun Kim, 37 ans, exploratrice depuis trois ans et ancienne archéologue – elle a fouillé quatre ans sur un site grec de Sicile, à Selinunte.

Comme en archéologie, une large part du jeu, ce n’est pas de trouver de beaux objets mais de saisir un peu du contexte des lieux : de déterrer une strate d’histoire après l’autre. Elle ajoute une dimension tactile : L’important, c’est d’aller se placer physiquement dans cet espace.

SeungJun Kim, qui enseigne l’histoire de l’art à Columbia, parle de maisons abandonnées à proportions humaines – de l’impression physique que l’on ressent devant un sol écroulé au milieu d’une pièce, face à une série d’escaliers devenue inaccessible. Elle parle de dessins d’enfants – ce que représente une maison, un foyer – et de proportions architecturales classiques, calquées sur la nature et le corps humains, ou inhumaines, comme celles de nos usines et tunnels. Elle parle aussi du plaisir un peu idiot d’escalader le pont de Brooklyn, pour aller voir Manhattan de là-haut.

“De nombreuses infrastructures de New York ont été bâties pour être admirées comme des monuments publics”dit Stanley Greenberg, un photographe qui a publié deux livres sur le système d’alimentation en eau et les infrastructures secrètes de New York. Au début du 20ème siècle, “les gens partaient en excursion le week-end pour aller voir ces lieux, c’étaient des endroits magnifiques”. Les new-yorkais allaient pique-niquer sous le vieil aqueduc de Croton, au nord de Manhattan. “Plus tard, dit Greenberg, nous avons construit des structures plus secrètes, des architectures en phase avec la période de guerre froide. »

Traîner dans ces égouts et ces caves, cela demande une passion un peu maniaque, un groupe pour vous motiver ou une imagination enfantine relativement intacte, celle des maisons hantées du Queens que Joe Anastasio a commencé à explorer vers ses 13 ans, pour continuer pendant 24 ans un peu partout à New York.

Dans les tunnels, il n’y a plus que vous et votre cerveau, dit-il, et si vous ne savez pas vous tenir compagnie, alors vous ne devriez pas être là-bas tout seul.


Retrouvez notre Une sur les explorateurs urbains (illustration CC Loguy)
- Une galerie Street Art dans le ventre de New York
- Miru Kim: la ville, nue

Vidéo UNDERCITY par Andrew Wonder sur Vimeo

Crédits photos : Steve Duncan, Undercity et Rebecca Perdue © tous droits réservés

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Miru Kim: la ville, nue http://owni.fr/2011/05/08/miru-kim-nudite-et-spleen-en-ville/ http://owni.fr/2011/05/08/miru-kim-nudite-et-spleen-en-ville/#comments Sun, 08 May 2011 12:30:57 +0000 Louis Imbert http://owni.fr/?p=55440 Comment avez-vous conçu votre série “Naked City Spleen” ?

J’ai travaillé sur cette série pendant cinq ans. J’ai exploré des usines abandonnées, des ruines urbaines, différentes sortes de tunnels, j’ai escaladé des ponts… Je prenais des clichés un peu partout et je trouvais qu’il manquait quelque chose.

Puis j’ai décidé d’insérer une figure humaine dans mes images, un élément vivant. Emmener un modèle avec moi était trop compliqué, j’ai donc posé moi-même, sans vêtements.

Le nu donne une dimension universelle, atemporelle aux photos, la pose est souvent presque animale. C’est une façon extrêmement simple de montrer un être vivant habitant plus ou moins ces espaces.

Comment explorez-vous ces lieux ? Dans quel état d’esprit ?

J’ai commencé à explorer pour échapper à l’espèce de dépression qui accompagne la vie en ville, la solitude. Lorsque je rentre seule dans un tunnel abandonné, j’ai extrêmement peur. Cela devient une espèce d’épreuve, une façon de me forcer à dépasser mes craintes. A l’intérieur, j’ai parfois l’impression de perdre le sens du temps, de la durée.

Dans les tunnels, vous ne voyez pas la lumière du jour, vous pouvez y passer dix heures de rang et c’est seulement quand vous sortez que vous vous rendez compte à quel point vous êtes épuisé. Ça m’est arrivé souvent à Paris, dans les catacombes. Puis vous retournez vers la vie quotidienne, vous vous sentez régénéré, rafraîchi. Cela devient une forme de catharsis.

A quel point recherchez-vous le danger ?

Si vous n’êtes pas prudent, si vous tombez à travers un sol pourri par exemple, il n’y a personne pour vous venir en aide. Cela peut être très dangereux.

Un jour, je prenais des photos dans un tunnel de Hell’s Kitchen, à New York, et j’ai aperçu la lumière d’une lampe-torche au bout du tunnel. Ce n’était pas un policier : son pas n’était pas assez régulier, pas assez décidé. J’étais terrifiée.

Je me suis rhabillée et j’ai vu arriver un vieil homme qui vivait dans le tunnel. Il était extrêmement calme, il avait l’air gentil, pas violent. Je lui ai expliqué mon projet, puis j’ai recommencé à poser à côté de lui.

A la fin, il a nettoyé mes pieds avec un tissu et m’a raccompagnée jusqu’à la sortie du tunnel. Après ça, j’ai essayé de ne plus explorer seule.

Comment avez-vous décidé d’explorer d’autres villes que New York ? Est-ce que cela a changé votre travail, ou est-ce toujours plus ou moins la même usine, le même tunnel que vous visitez ?

J’ai commencé à expérimenter dans des espaces abandonnés à Berlin, je prenais des cours aux beaux-arts là-bas. Puis je suis rentrée à New York pour finir mes études et j’ai continué d’explorer.

Quand j’ai découvert les catacombes de Paris, je me suis rendu compte qu’il y avait dans chaque ville différentes strates d’histoire auxquelles les gens n’ont pas forcément accès et j’ai voulu aller voir ça dans d’autres villes : à Londres, à Montréal, dans les villes proches de New York comme Philadelphie, Detroit, et puis à Séoul et Istanbul.

J’ai trouvé des espaces qui se ressemblaient profondément.
Quand vous regardez mes photographies, celles prises à l’intérieur, pas sur les toits, vous ne pouvez pas savoir dans quelle ville vous vous trouvez : ce sont toujours de vieilles structures industrielles, quasiment les mêmes, quelles que soient la ville et la culture.

Écoutez aussi l’intervention TED de Miru Kim (février 2009)


Retrouvez notre Une sur les explorateurs urbains (illustration CC Loguy)
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- Spéléologie urbaine à Brooklyn

Photographies de Miru Kim © tous droits réservés

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