OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 J’ai été juré à la “Nouvelle Star” des journalistes http://owni.fr/2010/07/14/jai-ete-jure-a-la-nouvelle-star-des-journalistes/ http://owni.fr/2010/07/14/jai-ete-jure-a-la-nouvelle-star-des-journalistes/#comments Wed, 14 Jul 2010 14:45:40 +0000 Théo Haberbusch http://owni.fr/?p=22015 Il y a 15 jours,  j’ai pris un bain de jouvence professionnel en participant à la sélection de futurs journalistes. L’IPJ (désormais rattachée à l’université Paris-Dauphine),  une des écoles reconnues par la profession, m’a sollicité pour participer au « jury de motivation », c’est-à-dire la dernière étape d’un concours qui commence par des écrits d’admissibilité suivis d’un oral sur l’actualité. Les résultats viennent d’être mis en ligne, je peux donc parler de mon expérience.

Sachant combien les places sont chères (une quarantaine) et les aspirants nombreux (des centaines), c’était un peu ma nouvelle star à moi, les sorties d’André Manoukian en moins.

Trêve de comparaisons hasardeuses. Voir ces petits jeunes (22-24 ans en général) pousser pour entrer dans la profession m’a donné les crocs. Leur faim du métier alimente mon plaisir de le pratiquer. Après cette expérience, c’est donc l’enthousiasme qui prédomine… enfin presque. Résumé.

1. Neuf candidats qu’il faut noter voire éliminer

Il y a 6 ans, j’étais face au directeur de cette même école (et de ceux des autres écoles où j’avais candidaté), me voilà de l’autre côté de la table, représentant les « professionnels »,  les « recruteurs ». En une demi-journée, je vois ainsi passer neuf candidats.

On me demande de les noter après 15 mn de conversation. Mon jugement vient s’ajouter à leurs résultats aux autres épreuves. Mais si je leur attribue un 1 ou un 2 sur 10, je les élimine. Bref, à coté de moi les jurés de la Nouvelle Star ont des buzzers en chocolat.

2. Bye bye les touristes…

Autant le dire tout de suite, j’ai « disqualifié » deux personnes en leur attribuant la note fatale. Ai-je été trop dur? Une fois les notes données, j’en ai parlé avec le directeur de l’école et avec les membres du jury d’actualité, qui précède celui de motivation. Et il se trouve que tous les jurés avaient mis des notes éliminatoires à  ces deux « touristes ».

Pas préparés (pas de stage, pas de connaissance concrète d’un métier qu’ils fantasment), sans projet professionnel, ne connaissant pas l’état économique de la presse, ils n’avaient rien à faire là, et ne méritaient certainement pas de prendre une place dans la future promotion de l’IPJ.

Où aimeriez vous travailler si vous aviez le choix ?

« Aux pages politiques ou culturelles de Libé, je n’arrive pas à le décider »

(Humm comment te dire que dans 10 ans les pages politiques ou culture de Libé ça n’existera sans doute plus?)

Où vous voyez vous dans 10 ans?

« Je ne me projette pas. Au Brésil. En ce moment mon truc c’est les associations anti-pub. »

(Donc le journalisme en fait c’est pas ton truc?)

Je vous offre aussi cette perle (bonus):

« La philosophie est un type d’information [comme une autre], peut-être plus transcendantale et immanente, encore que… »

Les deux éliminés étaient des garçons. Et je dois dire que dans l’ensemble, les filles m’ont fait plus forte impression. Mieux préparées, bosseuses et enthousiastes, elles m’ont parues plus solides. Ce qui tendrait à donner raison à l’une de mes collègues, rédactrice chef à l’AEF, qui peste souvent contre la nonchalance des « mecs » stagiaires, qui donnent l’impression de ne rien avoir à prouver.

3. Les lettres de motivation…c’est pas folichon

Un de ces jours je vais publier ma lettre de motivation pour l’entrée en école de journalisme. Je soupçonnais qu’elle n’était pas brillante, mais j’ai découvert que les candidats de 2010 l’ont copiée! En vrac, et quelles que soient les années, on veut devenir journaliste pour :

- Rencontrer des gens

- Diffuser l’information au plus grand nombre

- Éveiller les citoyens/être un rouage de la démocratie

- Dénoncer

- Rejoindre les glorieuses plumes qui nous ont précédé

Bref rien que de très prétentieux. Une candidate avait troussé une lettre rigolote mais elle n’a pas été la meilleure ensuite face à nous (la lecture de la lettre est effectuée juste avant l’oral). Comme quoi, ce n’est vraiment pas sur cet exercice formel que peut se jouer la sélection.

4. Un début d’expérience et la conscience du métier

Tous les candidats (sauf nos deux touristes) avaient effectué des stages. Souvent dans la PQR (presse quotidienne régionale) ou dans la presse spécialisée, ce qui leur donne déjà un petit bagage. Non seulement ils ont écrit et fait du terrain, mais en plus ils ont très bien compris que la presse est en crise. Ils ont conscience qu’ils doivent se préparer à une entrée difficile sur le marché du travail et sont prêts à bosser à la pige.

5. Internet où es-tu?

A une ou deux exceptions notables, les candidats n’ont pas, semble-t-il, compris le bouleversement internet sur le journalisme. Comment pourrait-il en être autrement? Ils préparent leurs concours en « fichant » les journaux papiers et n’ont sans doute pas réalisé combien d’informations ils apprennent tous les jours en allant simplement sur leur compte Facebook.

Quant à Twitter, l’outil ne leur est pas familier (je crains qu’il en soit de même des flux RSS, de Delicious, des alertes Google et de tant d’autres outils « basiques »). Mention spéciale à cette étudiante, auteure d’un mémoire sur Facebook et Twitter, mais qui m’a confié ne pas avoir eu besoin de se créer un compte pour effectuer son enquête.

Une seule candidate nous a annoncé son projet de créer un site web cet été. Et elle a spontanément parlé du web comme d’un support permettant de mixer du texte, de la vidéo et du son.

Une phrase d’un autre candidat résume bien la relation de ces jeunes étudiants, marqués par leur culture universitaire (souvent en sciences humaines):

« Internet devient incontournable. Je me suis préparé à l’éventualité d’y travailler [mais bon ça me fait pas rêver »

Ah, j’allais oublier une réponse que j’ai (sincèrement) adorée:

Ma question : « A votre avis, où se trouve l’information aujourd’hui dans la presse quotidienne, à la radio, à la télé ou sur internet? »

Réponse : « Il me semble que l’information se prend sur le terrain et qu’après on la diffuse selon des canaux différents »

Jury de l'IPJ (allégorie)

6. Informer ou commenter?

C’est sans doute ma plus grande interrogation. Deux candidats ont explicitement dit qu’ils préféraient « l’info neutre » à celle très partisane de la presse française. Les autres ont eu l’air de s’accommoder d’une tendance évidente à la polémique, au commentaire et au point de vue, formes qui prennent le pas sur l’information dans sa plus pure expression.

Je le regrette un peu mais je me dis que les cours qu’ils pourront suivre, en agence notamment, pourraient les « guérir » de cette tendance.

7.  Le profil atypique de la mort qui tue

Je dois vous parler de cette enseignante qui après une première partie de vie professionnelle veut reprendre des études et devenir journaliste. Bof, me dites vous, pas étonnant, elle en a marre des élèves! Archi-faux. Si elle a obtenu une dérogation pour présenter le concours (elle a largement dépassé la limite d’âge) c’est pour de bonnes raisons.

Elle vit actuellement au Japon et va radicalement changer de vie pour intégrer l’école. Prévoyante, et organisée, elle a mis de l’argent de côté  pour pouvoir organiser cette transition professionnelle. L’idée d’être journaliste la taraude depuis longtemps, mais elle voulait avoir vécu quelque chose avant de faire un tel métier.

A la fin de ses études elle ne se sentait pas légitime et a donc opté pour l’enseignement doublé de l’expatriation. Elle a réussi le tour de force d’être brillamment préparée pour le concours et de garder une spontanéité incroyable.

8. L’abnégation qui force le respect

Deux candidats, un garçon et une fille, ont forcé mon admiration par leur volonté, démontrée en quelques minutes d’entretien.

Honneur aux dames:

Comment avez vous obtenu vos stages (Télérama, Itélé, Marianne…)?

« Je les ai harcelé. On m’avait dit qu’ils ne me prendraient pas, mais je n’ai pas arrêté de faire des demandes ».

Et comment avez vous interviewé Yasmina Benguigui?

« On m’avait dit que c’était impossible. Je n’ai pas arrêté de harceler sa secrétaire au téléphone et finalement elle m’a dit oui et m’a invitée dans son hôtel. »

Quant au jeune homme, recalé à l’oral l’an passé, il est revenu gonflé à bloc. Il a passé son année comme correspondant d’un grand quotidien régional alors qu’il n’avait pas d’expérience dans la presse. Il nous a montré son book et nous a très bien parlé du métier de journaliste.

9.  Ce que je  leur souhaite pour l’avenir

Tous ne seront pas journalistes, mais j’espère que parmi les candidats que j’ai notés, certains accéderont à une école reconnue, meilleur moyen de se lancer. Je leur souhaite de garder les étoiles que j’ai vues dans les yeux et la volonté qui semblait les habiter.

Je leur recommande de garder les pieds sur terre, de vite se mette aux outils du web et de réfléchir à exploiter ses potentialités. Et je les supplie de se concentrer sur l’info et de renoncer au commentaire et à l’éditorialisme qui abime notre presse.

Ah oui, j’espère aussi que certains viendront toquer à la porte de la super agence de presse qui monte, la mienne. Histoire d’aiguillonner ma motivation !

10. Et pour se préparer au concours ?

Pour terminer, il faut saluer et citer le bel effort de transparence de l’IPJ, qui a mis en ligne un guide bien fait pour se préparer au concours d’entrée. Lecture recommandée.

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Billet originellement publié sur MonJournalisme.fr.

Crédit Photo CC Flickr: Sammers05, Hitchica.

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Pour un journalisme de suivi http://owni.fr/2010/07/04/pour-un-journalisme-de-suivi/ http://owni.fr/2010/07/04/pour-un-journalisme-de-suivi/#comments Sun, 04 Jul 2010 12:07:10 +0000 Théo Haberbusch http://owni.fr/?p=21048 Vous aviez été nombreux à vous intéresser à l’enquête exemplaire menée par Propublica en partenariat avec le Los Angeles Times sur les faiblesses du contrôle des infirmières en Californie. Je vous en donne donc quelques nouvelles. Petit rappel : les révélations publiées étaient fondées sur la constitution et l’exploitation d’une base de données sur les infirmières sanctionnées pour des abus (négligence, abus sexuels, usage de drogue, criminalité) dans d’autres États mais autorisées à pratiquer en Californie, par manque de contrôle. Très vite, ce scoop avait fait tomber des têtes. Oui mais ensuite ? Et bien ce n’est pas fini.

C’est tout l’intérêt de cette enquête que de nous proposer un journalisme de suivi, qui ne se contente ni de l’incantation, ni de la dénonciation, mais qui suit les faits, au fil du temps.

Un récent article publié sur le site de Propublica nous apprend que le conseil des infirmières enregistrées (California’s registred nursing board) a découvert que 3500 de ses infirmières (donc autorisées à pratiquer!) avaient été punies dans d’autres États. Près de 2000 vont désormais devoir faire face à des procédures disciplinaires : c’est plus que le nombre total de procédures disciplinaires engagées durant les quatre dernières années !

Un suivi des conséquences de l’enquête

Gare au Schwarzie /-)

Le gouverneur de Californie, Arnold Schwarzenegger avait démis une bonne partie du Conseil des infirmières enregistrées après publication des révélations de Propublica.

Mais l’affaire est loin d’être terminée, comme l’expliquent bien les auteurs qui assurent un suivi pointu de leur enquête. Réduire la durée nécessaire pour traduire un soignant négligeant constitue un gros défi, l’objectif des autorités californienne étant de faire passer ce délai de plus de trois ans à moins de dix-huit mois. Difficile à tenir alors que l’enquête Propublica/LA Times a donc révélé 2000 cas qu’il faut désormais instruire!

Et pour assurer que de telles dérives ne se reproduisent pas à  l’avenir, un autre défi doit être relevé : celui d’une meilleure circulation de l’information entre les États américains, qui ne pratiquent pas tous le même type de contrôle sur leurs infirmières.

Une enquête vraiment multimédia

Pour finir, petit récapitulatif des composants de cette enquête épatante qui, si elle est effectivement longue à lire, tire aussi partie des potentialités d’Internet (clin d’oeil appuyé à Eric Mettout qui avait tapé il y a quelques temps sur une autre enquête de Propublica) :

  • le reportage complet
  • la « recette » du reportage pour le reproduire dans d’autres Etats
  • la base de données des infirmières sanctionnées depuis 2002
  • Des présentations multimédia de cas particuliers d’infirmiers coupables d’abus (ici et ici par exemple)
  • Des graphiques analysant la durée prise pour qu’aboutisse les procédures disciplinaires
  • Des diaporamas audios sur des victimes d’abus (par et par ici)

Billet initialement publié sur Mon journalisme sous le titre “Les (méchantes) infirmières californiennes sont de retour !”

Image CC Flickr bbcworldservice

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Pour une agence de financement du journalisme en France ? http://owni.fr/2010/05/20/pour-une-agence-de-financement-du-journalisme-en-france/ http://owni.fr/2010/05/20/pour-une-agence-de-financement-du-journalisme-en-france/#comments Thu, 20 May 2010 07:53:24 +0000 Théo Haberbusch http://owni.fr/?p=16031 J’ai posé dans un récent billet les bases d’une comparaison entre le monde de la recherche et celui des journalistes. Je poursuis ma réflexion avec le nerf de la guerre :  l’argent. Je propose ici la mise en place d’une agence de financement du journalisme en France, qui pourrait contribuer au renouveau de notre profession.

S’inspirer de la recherche mondiale

La norme dans la recherche mondiale devient de financer une partie de l’activité des chercheurs en leur demandant de répondre à des appels à projets. La mise en concurrence est féroce, et en général seul un quart des postulants décrochent un chèque (dont le montant est alors très élevé). Selon ce système, ce sont ainsi les meilleurs qui sont financés. Surtout, les appels à projets évitent de figer des positions acquises : les jeunes peuvent s’émanciper des mandarins, des collaborations nouvelles sont suscitées, la science est dynamisée. En France, ce système est mis en œuvre depuis 2005 seulement, avec la création de l’Agence nationale pour la recherche (ANR).

Cette agence est devenue le nouveau tiroir caisse de nos scientifiques, jusque là habitués à recevoir des dotations de fonctionnement du CNRS ou des universités. Dans le secteur des sciences humaines et sociales, dont j’ai déjà dit combien il ressemblait selon moi à celui de la presse, l’ANR a constitué une bouffée d’air frais pour de nombreuses équipes (même si elle constitue aussi un bouleversement organisationnel qu’il ne faut pas négliger).

Appels à projets ouverts à toute la profession

Comment le journalisme pourrait tirer parti de la façon dont la recherche est financée ? Imaginez. Tous les ans, une agence lancerait des appels à projets ouverts à toute la profession. Seule condition pour pouvoir déposer un dossier, que le rédacteur en chef dont dépend le journaliste, le contresigne. À gagner : de 15 000 à 100 000 euros (voire plus) pour réaliser non pas un petit reportage, mais pour conduire une enquête. Les fonds permettent de s’équiper, de recruter des journalistes ou des techniciens en CDD pour appuyer le porteur du projet ou pour le remplacer pendant quelques mois.

Parmi les critères des appels à projets, figurerait l’obligation d’y répondre à plusieurs (médias différents, pays différents etc). L’enquête financée pourrait durer de quelques mois mois à une année, avec la possibilité d’être prolongée si le journaliste parvient à se justifier. Un rapport intermédiaire pour rendre compte de l’avancée des travaux pourrait être exigé.

Tout se terminerait par une publication (ou plusieurs en fonction de l’ampleur du travail) ou par la mise en ligne d’un site web dédié. Les employeurs des journalistes auraient tout à gagner de ce système, étant donné qu’eux-mêmes ne sont plus en mesure de financer de telles enquêtes. Les journalistes, y compris (surtout!) les plus jeunes, pourraient ainsi donner la pleine mesure de leur talent.

Des thèmes prioritaires

Le pays a aussi tout à gagner d’une presse redevenue ambitieuse. En effet, les appels à projets pourraient être en partie complètement ouverts (aucun thème spécifié, seule l’excellence de la réponse compte) et en partie ciblés. Les appels ciblés permettraient d’inciter les journalistes à se pencher sur de nouveaux problèmes ou des problèmes jugés essentiels pour notre société (l’éducation, la santé, la vie politique, la vie économique et financière).

Qui sélectionnerait les projets ? Les chercheurs ont un principe : seuls les pairs sont jugés capables de décider si tel ou tel dossier mérite d’être retenu. Pour ce qui est des journalistes je pense qu’il faut varier : les comités de sélection devraient rassembler des journalistes et des représentants de la société civile. L’important c’est que les comités soient renouvelés très régulièrement et que des règles déontologiques soient fixées, pour éviter le copinage.

Les moyens à dégager

Oui, mais comment financer ce joli projet, puisque la presse n’a pas d’argent ? En France, l’État a doté l’ANR de près d’un milliard d’euros. De tels moyens ne sont pas nécessaire, en l’état actuel, pour la presse. Rien que le fonds d’aide au développement de la presse en ligne né des États généraux de la presse disposera de 20 millions d’euros en 2009 et 2010. Il suffirait de mobiliser une fraction de cette somme pour redynamiser le système.

Aux États-unis, le rapport Leonard-Schudson allait un peu dans le même sens en préconisant un fonds national de financement de l’information locale. Et vous, vous avez d’autres idées pour faire redémarrer la presse française ?

Billet initialement publié sur Monjournalisme.fr sous le titre “Plaidoyer pour la création d’une agence de financement du journalisme en France” ; illustration CC Flickr Vetustense Photorogue

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Des datas d’utilité publique sous la blouse http://owni.fr/2010/05/04/des-datas-dutilite-publique-sous-la-blouse/ http://owni.fr/2010/05/04/des-datas-dutilite-publique-sous-la-blouse/#comments Tue, 04 May 2010 15:52:37 +0000 Théo Haberbusch http://owni.fr/?p=11988 Les journalistes français sont-ils si mauvais ? se demande, dans un ouvrage récent, François Dufour, rédacteur en chef de Mon quotidien et ex vice-président des États généraux de la presse écrite. Je reviendrai bientôt en détail sur ce stimulant essai, mais je peux vous donner la réponse de François Dufour : oui, les journalistes français sont mauvais. Je ne souhaite pas reprendre en bloc ce jugement. Mais il est certain que les journalistes français démontrent  régulièrement des faiblesses inquiétantes. Plutôt que de pointer tel ou tel raté, je voudrais souligner notre marge de progression, en vous racontant l’histoire d’une enquête exemplaire. Pas de chance, elle n’a pas été réalisée chez nous.

Une fois n’est pas coutume, je vous invite à prendre l’avion pour traverser l’Atlantique. Direction la Californie. Là-bas, deux journalistes  ont réalisé un travail de dix-huit mois  et publié une enquête (commune au Los Angeles Times et à Pro Publica) de haute volée sur la façon dont étaient (ou plutôt n’étaient pas) sanctionnées les infirmières coupables de fautes ou de négligences professionnelles.

Enquête fondée sur des statistiques

Charles Ornstein et Tracy Weber, auteurs de l'enquête

Charles Ornstein et Tracy Weber, auteurs de l'enquête

C’est sur la méthode des deux journalistes que j’aimerais m’attarder. Ils se sont d’abord procuré une liste des infirmières ayant fait l’objet d’une procédure disciplinaire depuis 2002. À partir de là, ils ont consulté leurs dossiers disciplinaires, disponibles en ligne. Et ont remarqué dans plusieurs cas que les sanctions mettaient beaucoup de temps à être prises. Un infirmier condamné pour tentative de meurtre s’est ainsi vu renouveler son autorisation de pratiquer alors qu’il était en prison !

Mais il y a une différence entre un papier basé sur des anecdotes et une enquête fondée sur des statistiques. C’est pourquoi nos deux enquêteurs ont entré chaque cas d’infirmière faisant face à une procédure disciplinaire (2 400 en tout) dans une base de données. Y figure le nom de la personne, de ses employeurs, la date de la procédure et le type de sanction prises à son encontre, y compris dans différents États.

Une fois ces informations renseignées et consolidées, les reporters ont pu établir de façon chiffrée, donc  formelle, qu’en Californie, près de 100 infirmières considérées comme des dangers publics avaient pu continuer à pratiquer en raison des négligences du California nursing board, instance de régulation de la profession.

Une autre exploitation de la base de données met en évidence le fait que le California nursing board a mis en moyenne treize mois pour engager des poursuites à l’encontre de quelque trois cents infirmières déjà condamnées (licence révoquée ou suspendue) dans d’autres États.

Impact politique garanti

Impact garanti : après la publication de l’enquête, le gouverneur Arnold Schwarzenneger a remplacé dans les 48 heures la majorité du California nursing board, dont le président a démissionné.

Pour ceux qui sont intéressés par cette enquête, tout est en ligne, expliqué par le menu, mieux que je ne saurais le faire. Car le summum de la classe des deux reporters américains et de Pro Publica est d’avoir rendue publique leur « recette » pour réaliser l’enquête. Leur but : que leurs confrères d’autres États, qui disposeraient de moins de temps et de moyens, puissent la reproduire ! Il s’agit là d’une forme de journalisme collaboratif, qui pourrait permettre de donner à leur enquête une dimension nationale, si d’autres journalistes s’en saisissent.

Ce que nous pourrions en tirer en France

Quant à nous, qui passons en France beaucoup de temps à débattre de l’avenir du journalisme, voilà qui devrait nous remettre les idées en place. Plutôt que de pinailler sur l’intérêt ou non du « datajournalism » sans le pratiquer, plutôt que de nous demander si notre avenir est « entrepreunarial », plutôt que de débattre pour savoir s’il faut tweeter les résultats des régionales , ou encore plutôt que de disserter sur le futur de notre profession, mieux vaudrait se mettre au boulot.

Le chemin est clair. Ne pas avoir peur de nous confronter à des problèmes nouveaux. Mettre à l’épreuve notre méthodologie. Apprendre à manier les outils de gestion de base de données (Access, Excel). Et appliquer tout cela à des sujets qui parleront forcément à nos concitoyens : qui oserait dire qu’une enquête sur la santé en France (les hôpitaux, les maisons de retraite, les infirmières), plus ambitieuse que le simple reportage, ne trouverait pas d’écho ?

Quand la presse spécialisée se saisit des chiffres

Il ne s’agit pas de vœux pieux. Il est possible de s’y mettre, même modestement. J’ai par exemple réalisé (poussé et guidé par mon rédacteur en chef de l’époque  et avec l’aide de collègues) il y a quelque temps trois enquêtes de ce type. L’une visait à dresser le portrait-robot des présidents d’université (âge, sexe, conditions d’élection, responsabilités antérieures…) au moment où le gouvernement leur accordait l’autonomie. Nous avons réitéré l’enquête un an après pour voir si des évolutions étaient à noter.
L’autre enquête, dans le même contexte de passage à l’autonomie, portait sur les moyens dont disposaient les universités. Nous avions calculé des ratios (qui ont d’ailleurs été débattus ensuite avec l’administration) éclairants sur un sujet d’intérêt général, l’éducation : taux d’encadrement par étudiant, budget par étudiant, poids des différents financeurs dans le budget des établissements…

Ce travail, fondé sur des données essentiellement publiques, a fait du bruit dans le landerneau, mais il est resté le fait d’une publication spécialisée. Pourquoi donc aucun journal, aucun magazine français ne tente-il jamais ce type d’investigation, si ce n’est sur des sujets éculés comme les classements salariaux, de grandes écoles… ?

La manipulation de chiffres et de données sérieuses nous ferait-peur ? Le recueil de témoignages et le commentaire de l’actualité seraient-ils des pratiques plus confortables ?

À moins que je ne sois passé à côté d’initiatives en ce sens en France ? Si oui, faites le moi savoir !

Article initialement publié sur Monjournalisme.fr sous le titre “Journalistes, les infirmières californiennes peuvent vous faire aimer les chiffres !”

Photo CC Flickr amayzun

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