OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Chronique d’un leak annoncé http://owni.fr/2012/09/25/facebook-bug-leak-annonce/ http://owni.fr/2012/09/25/facebook-bug-leak-annonce/#comments Tue, 25 Sep 2012 16:09:59 +0000 Nicolas Patte http://owni.fr/?p=120908

The Labyrinth of memory - photo by-nc Mister Kha

“FacebookLeak”, “bug Facebook”, peu importe son nom. La frise chronologique est bouleversée. Facebook n’a jamais eu — semble-t-il — que des détracteurs, mais Facebook a quasiment autant — voire bien davantage — d’utilisateurs. Le caractère intrinsèque de la folie suscitée hier par une information non vérifiée et profondément préemptée est fondamentalement lié à l’anticipation de l’événément par l’imaginaire collectif.

Dans une des plus brillantes pièces du théâtre anglais contemporain, Betrayal, Harold Pinter décrit la relation psychologique entre trois personnages classiques : le mari, la femme, l’amant. Le chef d’oeuvre commence par la fin de l’histoire — elle lui avoue que son époux est au courant de leur relation depuis deux ans — et termine par son origine : l’immoral et répréhensible baiser. Le génie de Pinter est de susciter la tension créée par cette trahison à rebours qui met l’amant dans la situation désepérée du mari en provoquant son hystérie sourde — et un sentiment particulièrement équivoque de bien-être chez le lecteur.

Poke

Ce qui vient de se passer avec la tragédie drôlatique du vrai-faux dysfonctionnement non avéré de Facebook n’est pas une histoire comme les autres. Le processus narratif n’est pas linéaire comme l’appréhension publique et populaire d’un accident industriel ou d’une catastrophe naturelle. Les événements semblent pourtant s’enchaîner dans le même tempo : il se passe quelque chose, la foule s’en empare, l’hystérie prend le dessus, la raison intervient, le questionnement surgit ; il s’est passé quelque chose.

Sauf que la manière dont l’information a rebondi hier ne ressemble en rien à cette manière dosée de furie et de consternation qui jalonne les accidents industriels et les catastrophes naturelles. La palette des sentiments de cette soudaine synesthésie facebookienne a débordé ad absurdum jusqu’au perron des ministères, dont on imagine les plus jeunes membres, le doigt moite, vérifier leur propre timeline tandis qu’ils méditaient sur le genre de communiqué qu’ils pourraient fournir (jusqu’au bout de la nuit) à une presse déjà ras-la-gueule et suffisament étourdie sur le sujet.

Dans un entretien avec Bernard Pivot en 1976, l’ancien publicitaire et romancier René-Victor Pilhes prévoyait :

Le retour à la bestialité est possible dans une société comme la nôtre. En raison de la désorganisation des mentalités, des crises d’hystéries généralisées, tout cela aggravé par les crises économiques.

Parmi les plus vitupérants, les plus exaltés des journalistes sur ce sujet (devenu) excessivement mainstream, d’aucuns ont claqué la langue avec la délectation de ceux qui pourchassent sans répit les conspirationnistes du 11-septembre. Si la comparaison peut paraître excessive, elle ne l’est pas : lorsque Facebook a balancé son laïus illico — repris la bouche en coeur par les purs players de la Vallée — démentant le moindre problème sur Ses éminents serveurs, la corporation s’est scindée au même pas. La famille des “mouais j’ai pourtant moi-même constaté le problème” et celle des “ah on vous l’avait bien dit et d’ailleurs avez-vous des preuves de ce que vous avancez” ont planté le campement. Et s’observent en chiens de faïence depuis.

Hate

Cette exacerbation minitieuse des petites rancoeurs connectées ressemble à s’y méprendre à la continuation d’un vieux flaming démarré la veille sur un mur Facebook. Ou une conversation privée. Bref, on se sait plus. Mais c’est public, et c’est en famille.

Tout le monde sait que Facebook est une passoire en nacre, un anus chaste ouvert sur le monde. Que ses paramètres de confidentialité comportent 1 000 mots de plus que la Constitution française. Que des arnaques pour des iPhone 5 à 69 euros y pullulent. Que les données personnelles qu’on y “efface” restent stockées au fond du Nouveau-Mexique ou ailleurs.

Que toutes les filles ne comprennent pas le truc pour mettre les photos en maillot de bain accessibles uniquement aux très bons amis. On sait que ça va exploser et qu’on va tous le quitter un jour. Que l’histoire va s’arrêter. Que le grand secret de la réussite d’un post-ado génial un peu connard devenu milliardaire sera forcément dévoilé aux yeux rouverts de l’humanité tétanisée par son affection pour une plate-forme qui lui permet d’avoir une vie sociale avec des gens qui n’existent plus vraiment.

Hier la boîte de Pandore a failli s’ouvrir sur une histoire qu’on connaît déjà tous. Nous avons failli être cet amant qui apprend par sa maîtresse que son mari est au courant depuis bien longtemps. Nous avons flirté avec l’hystérie, et avec un infini bien-être. Même joueur, rejoue encore.


Photo CC The Labyrinth of memory [by-nc] Mister Kha

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My Big Brother [Infographie] http://owni.fr/2011/09/28/infographie-google-my-big-brother-memoire/ http://owni.fr/2011/09/28/infographie-google-my-big-brother-memoire/#comments Wed, 28 Sep 2011 06:34:38 +0000 Paule d'Atha http://owni.fr/?p=81228 En 2009, Nicholas Carr s’intéressait à l’impact de notre usage d’Internet sur nos capacités cognitives. Dans un article intitulé “Est-ce que Google nous rend idiot ?”, il prophétisait un changement radical de notre manière de penser et “des effets particulièrement profonds sur la cognition”. Cette infographie produite par Online Colleges revient sur cette question, et met en lumière le fait que si nous acquérons une importante “mémoire transitoire” grâce au numérique, nous y sommes de plus en plus dépendants. Traduite et “augmentée” par nos soins, par le biais de Thinglink: cliquez sur les pictogrammes pour afficher les traductions!


Infographie dénichée sur w3sh


Retrouvez l’ensemble de nos articles sur Google

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Où est la limite entre street art et profanation? http://owni.fr/2011/06/22/ou-est-la-limite-entre-street-art-et-profanation/ http://owni.fr/2011/06/22/ou-est-la-limite-entre-street-art-et-profanation/#comments Wed, 22 Jun 2011 08:54:59 +0000 Philippe Gargov http://owni.fr/?p=70934

Le street-art a-t-il une éthique ? Les street-artistes doivent-ils s’imposer des limites quant aux lieux qu’ils détournent ? La question est d’actualité : la semaine dernière, les soldats de bronze du monument à l’Armée Soviétique de Sofia (Bulgarie) se sont réveillés barbouillé. Un facétieux – et talentueux – street-artiste a ainsi profité de la nuit pour les repeindre en Superman, Captain America, Joker ou encore Ronald MacDonald et Santa Claus [plus de photos ici]… Pas très subtil sur le plan artistique, mais qu’importe.

Pour information, selon mon papa chéri (originaire du pays, si vous ne le saviez pas) :

L’inscription en bulgare se prononce “v krak s vréméto” et veut dire quelque chose comme “être au goût du jour”, ou “dans l’air du temps” (ou plus court : “allumé” ou “branché”).

De son côté, le DailyMail traduit ça par “Moving with the times”, le terme “krak” signifiant “pied”. Autre détail culturel, le monument est installé à l’entrée d’un vaste parc, en plein centre-ville de Sofia, à proximité de l’Université. Et son fronton est le terrain de jeu favori des jeunes skateurs occidentalisés… de quoi limiter la portée post-ironique du graffiti, près de 20 ans après la chute du régime soviétique de Todor Jivkov !

Passée cette parenthèse touristique, revenons à la problématique du jour : le street-art doit-il avoir des limites quant aux objets qu’il détourne ? Je m’interroge, au vu des premiers commentaires glanés sur facebook ou dans les médias occidentaux, qui semblent trouver l’oeuvre génialement sympathique. Certes, la création est relativement fun, reprenant les grands symboles colorés de la culture marchande américaine .

On peut aussi apprécier le regard de l’artiste, malgré le peu de subtilité dans le choix des personnages. Au choix, l’oeuvre offre deux niveaux de lecture : le premier, un peu bisounours, évoquera simplement la fin de la Guerre Froide et la substitution des références culturelles ; le second, plus cynique, soulignera que la libération par le capitalisme et l’ouverture des marchés provoque aujourd’hui les mêmes effets que la libération par l’Armée Soviétique en 1944 : une forme de pop-colonialisme qui ne dit pas son nom.

Mais toutes ces réflexions n’excusent pas le fond du problème : le graffiti est une PUTAIN DE PROFANATION d’un monument rendant hommage aux millions de soldats soviétiques morts, rappelons-le, pour avoir contribué à renverser le régime nazi. Ah, si les russkov n’étaient pas là

Je ne suis pas un fervent adepte de la sacralisation militaire, et je suis prompt à condamner le bullshit des censeurs qui voudraient que l’art n’approche rien qui puisse gêner Madame Michu, mais quand même. Ce n’est pas tant le graffiti qui me dérange, mais plutôt la manière dont « l’affaire » est relatée en Occident, à l’exception de La Voix de la Russie, qui rappelle au passage que le monument venait d’être nettoyé des nombreux graffitis nazis qui le parsèment régulièrement. Mais ça ne compte pas vraiment comme média occidental…

Si la tombe du Soldat Inconnu, ou pire, si le Mémorial Américain de Colleville-sur-Mer avait été tagué de la sorte, comment auraient réagi les médias occidentaux ? On aurait parlé de salir l’Histoire, d’insulte aux morts tombés pour la France, etc., les grands mots habituels. Pourquoi n’est-ce pas le cas ici ? Pourquoi n’y a-t-il qu’un seul commentateur, sur l’article du DailyMail, pour rappeler que ces soldats sont eux aussi tombés pour la même cause ? Vous allez m’accuser de posture post-soviétique, et je plaiderai coupable, mais cette histoire m’emmerde pas mal et m’amène à m’interroger sur l’éthique du street-art.

Les graffeurs doivent-ils avoir une déontologie qui leur impose de ne pas taguer les tombes ou les monuments aux morts ? Ou bien doit-on considérer que tout, dans l’espace public, mérite d’être détourné de la sorte ? La question est finalement celle de l’art en général, et on aurait même pu la voir donnée au Bac de philo… À ceci près que l’on parle ici de l’art dans l’espace public, justement, et non pas cantonné à l’espace cloisonné des galeries et musées.


Publié initialement sur Pop Up Urbain sous le titre Entre street-art et profanation : quand l’homme d’acier travestit les soldats de bronze

Source illustrations : Pop Up Urbain

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Thanatopraxie urbaine: y a-t-il une ville après la mort ? http://owni.fr/2011/06/09/thanatopraxie-urbaine-y-a-t-il-une-ville-apres-la-mort/ http://owni.fr/2011/06/09/thanatopraxie-urbaine-y-a-t-il-une-ville-apres-la-mort/#comments Thu, 09 Jun 2011 08:17:45 +0000 Philippe Gargov http://owni.fr/?p=66983

C'est mémé. N'oublie pas de prendre du pain dans cette boulangerie, il est très bon.

Et si les morts contribuaient à redonner vie à nos sociabilités urbaines ? La proposition peut paraître étrange, j’en conviens… Et pourtant, l’idée semble répondre avec une certaine pertinence à quelques enjeux majeurs de la ville hybride, et notamment à la question qui nous anime tous : comment recréer du lien social (en particulier intergénérationnel) dans la ville moderne ?

Ma proposition, que je vais tenter d’expliciter après l’avoir brièvement exposée ici, consiste à croiser la quête de « l’immortalité numérique » (cf. transhumanisme) aux fameuses folksotopies conceptualisées sur ce blog (= contributions géolocalisées contribuant à étoffer la « mémoire » subjective rattachée à un lieu).

Et parce que les néologismes sont toujours utiles pour rendre compte de ces concepts encore flous, j’ai baptisé « thanathopraxie urbaine » cette invitation à repeupler la ville de nos ancêtres d’outre-tombe (c’est un presque-néologisme, en réalité). Vous voulez en savoir plus ?

Des faire-part de décès affichés aux côtés de pub auto

Tout est né d’une visite en Bulgarie à l’automne dernier. Comme je l’avais raconté ici, j’avais été marqué (pour ne pas dire traumatisé) par la coutume de mes compatriotes à afficher les faire-part de décès dans la rue, au vu et au su de tous. Notez bien : il ne s’agit pas de localiser les faire-part sur des panneaux réservés à cet effet (souvent sur les places de villages ou à proximité de lieux de culte, comme ici en Crète), mais bel et bien d’afficher les nécrologies un peu partout dans la ville : sur les portes, les poteaux électriques, les arbres, j’en passe et des meilleurs. Étranges images, où les photos des morts se battent en duel avec des pubs automobiles…

Seulement voilà : passé ce premier sentiment de malaise, on se rend progressivement compte que ces fantômes urbains témoignent surtout d’un attachement encore vivace aux sociabilités de voisinage, essentielles dans la Bulgarie post-soviétique (qui n’avait pas que des défauts, faut-il le rappeler). Autrement dit, la publicisation des morts dans la ville participe à la consolidation du lien social…

Le transhumanisme à la rescousse

Voilà pour le point de départ de ma réflexion. Vous me direz, une coutume ancestrale et pas forcément très fun, ça ne fait pas une innovation urbaine. Mais associez-la à une forte tendance émergente de la nébuleuse digitale, et l’idée prend une nouvelle envergure. C’est donc là qu’intervient la philosophie transhumaniste, en particulier son regard sur l’immortalité :

Un transhumain serait un homme-plus [H+], un homme qui, fort de ses capacités augmentées par les évolutions techniques et scientifiques brave les contraintes naturelles, allant jusqu’à braver la mort.

C’est en particulier cette réflexion d’Antonio Casilli qui m’a fait réfléchir :

Il y a une relation de correspondance très forte dans la tradition transhumaniste entre l’idée de vivre éternellement [par la cryogénisation] et l’idée de vivre en tant qu’alter-ego numérique [« fantasme de l'avatarisation » selon la journaliste]. Parce que, à un moment historique, dans les années 1990 il y a eu cette confluence, cette fixation entre deux thématiques, grâce à cette idée de l’uploading, du téléchargement du corps et de sa modélisation 3D. Même si c’était un mythe, le fait de vivre éternellement en tant qu’être virtuel était présenté comme la démarche à la portée de tout le monde parce que se connecter à Internet était à la portée de tout le monde.

Concrètement, sur quoi s’appuie cette bravade de la mort ? Un autre article pioché dans cet excellent dossier sur la mort numérique nous en donne la réponse :

Et si à notre mort, cette gigantesque base de données pouvait continuer à vivre de manière autonome ? C’est en tout cas l’ambition de Gordon Bell. Il entrevoit un futur dans lequel longtemps après notre mort nos arrières-petits-enfants pourraient interagir avec notre double virtuel. Un avatar à notre image, qui puiserait dans les centaines de millions d’informations collectées tout au long de notre vie pour adopter nos tics de langage, nos intonations, notre caractère… Ces doubles seraient alors capables de singer notre manière de nous exprimer, pour raconter à notre place les évènements clés de notre vie.

[Bonus : une première ébauche de réflexion sur « l'immortalité Facebook » à lire en conclusion de ce billet.]

Naturellement, le croisement de ces deux réflexions conduit à s’interroger : à quoi ressemblerait une ‘avatarisation’ des morts dans l’espace public de la cité ? En d’autres termes, il s’agit d’imaginer une version numérique et interactive des austères faire-part balkaniques…

Restituer la mémoire des défunts

Il existe déjà des ébauches de services permettant de « faire vivre » les morts sur la toile, tels que 1000memories [en] qui propose aux utilisateurs de poster photos ou pensées sur le profil de la personne décédée. Même s’il ne s’agit ici que de « fleurir » une tombe numérique (avec des « fleurs » certes très personnelles), l’idée est bien de mettre en scène la mémoire intime ; une première ébauche de l’avatarisation ?

Mieux encore, certaines tombes japonaises se sont vues « augmentées » d’un QR Code permettant « d’accéder à la biographie et des photos de la personne », comme me le signalait Émile en commentaire.

On retrouve dans ces questions mémorielles une idée similaire à celle qui structure le concept des folksotopies, cette « mémoire des lieux » dont je vous parlais l’hiver dernier. Pour rappel :

On pourrait ainsi imaginer un nouveau type de mobilier urbain dédié aux folksotopies, qui traduirait in situ la teneur qualitative et quantitative des contributions (un jeu de couleurs, de sons ou de lumières ?) [...] Il s’agira d’introduire dans nos rues de nouveaux objets (ou d’en détourner d’anciens) qui pourraient donc faire office de « feux de camp » mémoriels.

Si j’avais d’abord imaginé ces objets urbains pour la mémoire des vivants, rien n’empêche de leur faire restituer la mémoire des morts… !

Il s’agirait donc d’imaginer des objets ou des services urbains permettant de mettre en scène, dans l’espace public de la cité, la mémoire de ces morts – voire carrément leurs avatars autonomes quand la technologie le permettra. Je vous laisse imaginer le potentiel de telles interfaces, notamment en termes de sociabilité…

Quelques exemples basiques : on pourrait imaginer que des habitués du quartier partagent des récits de vie ou des souvenirs à propos d’un lieu (anecdotes, historique, etc.), qu’ils donnent des conseils (guider les touristes avec des informations subjectives, partager des recettes de grand-mère ou pourquoi pas aider les enfants à faire leurs devoirs !)… et ce ne sont ici que des propositions ultra-basiques. Avouez que c’est quand même plus sexy que le traditionnel et dépressif monument aux morts des places de village !

C’est d’ailleurs un exercice de créativité que j’avais proposé à une dizaine d’étudiantes de SciencePo Rennes (et qui avaient relevé le défi avec brio). Certaines avaient par exemple proposé une application ludique de « point de paradis » (= gagner sa place au Paradis en priant pour les avatars des morts), d’autres un service touristique de géocontextualisation des morts (proches ou célébrités). Et encore, je vous le fais en résumé, mais il y avait des idées complètement folles intégrées à chaque service imaginé.

Mais attention, l’idée n’est pas juste de « s’amuser » avec la mémoire des morts sans que cela n’ait de réel impact sur les pratiques urbaines des vivants… !

R.I.P. I.R.L. [Rest In Peace In Real Life]

Et c’est là qu’intervient le néologisme tant attendu. En effet, si l’on souhaite apporter une véritable valeur ajoutée à l’avatarisation des morts, il me semble nécessaire de sortir d’une logique égocentrée comme c’est le cas dans la vision transhumaniste (= objectif personnel de faire vivre son propre personnage à travers un avatar ; c’est un peu nombriliste, vous en conviendrez). À l’opposé, il s’agira de mettre les morts « à disposition » des vivants.

Pour cela, il convient de rendre les avatars des morts « présentables » ; pas pour leur bon plaisir, mais afin de les rendre utiles aux utilisateurs qui souhaiteraient entrer en interaction avec leurs « mémoires ». Autrement dit, il s’agira de les rendre opérants et « interactivationnables ».

Dans la vie réelle, c’est justement le rôle de la thanatopraxie (aka l’embaumement), d’où le choix de ce terme comme analogie pour expliciter le sujet du jour (merci à Joël G. qui m’a soufflé cette idée brillante !).

La définition originale nous apprend ainsi :

La thanatopraxie est le terme qui désigne l’art, la science ou les techniques modernes permettant de préserver des corps de défunts humains de la décomposition naturelle, de les présenter avec l’apparence de la vie pour les funérailles et d’assurer la destruction d’un maximum d’infections et micro-organismes pathologiques contenus dans le corps des défunts.

Par analogie, on retiendra donc qu’il s’agit :

  • de préserver des corps de défunts humains de la décomposition naturelle <=> de préserver les données numériques des morts de la « décomposition » naturelle, en particulier liée aux défections de matériel (un disque dur qui rend l’âme, par exemple). Ce n’est pas l’avatar du mort qui risque de mourir, mais bien les serveurs-cercueils qui l’accueillent à cause de leur obsolescence accélérée. Il s’agira aussi de les protéger des virus et hackings potentiels, bien que je trouve au contraire l’idée réjouissante (mais les descendants peut-être moins, puisqu’il s’agit techniquement de dégradation de tombe… )
  • de les présenter avec l’apparence de la vie pour les funérailles <=> de les présenter de sorte à les rendre interactifs et opérants, afin qu’ils répondent aux besoins urbains de leur époque. Cela exige d’y intégrer des algorithmes permettant de « diriger » les avatars des morts en réponse à la mission qui leur est confiée (aider les touristes à trouver leur chemin, par exemple).
  • et d’assurer la destruction d’un maximum d’infections et micro-organismes pathologiques <=> et d’assurer la destruction d’un maximum de « zones d’ombre » qui desserviraient l’image du mort auprès des vivants venus le manipuler. C’est là un point plus douteux, dont il convient à mon avis de débattre. Devrait-on nécessairement ne présenter que de « bons » morts dans la perspective d’une thanatopraxie urbaine ?

Évidemment, se pose finalement la question de fond de ce sujet : les morts pourront-ils refuser d’être manipulés par leurs successeurs citadins ? Existe-t-il un « droit à l’oubli » pour les morts numériques ? Quelles sont les conditions pour reposer en paix dans la vie réelle (RIP IRL, marque déposée) ? Ne serait-il pas pertinent, par exemple, de créer un statut permettant de « donner ses datas à la ville » comme on donne son corps à la science ?

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Je m’arrête ici pour aujourd’hui… mais j’y reviendrai prochainement tant les idées fusent ! Si vous partagez mon enthousiasme, n’hésitez pas à décrire vos idées de services/objets/autres en commentaires ! Si vous êtes designer/artiste, votre patte graphique m’intéresse aussi… Je n’ai pas ce talent, et vous savez comme moi que « le poids des mots, le choc des images… »

Et si vraiment le concept vous motive, j’essayerai d’organiser un petit apéro-atelier créatif… peut-être à Père Lachaise quand les beaux jours reviendront ? :-)

À vos commentaires !

Billet initialement publié sur [pop-up urbain]

Photo Flickr AttributionNoncommercial an untrained eye

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Quand le web tue la frustration http://owni.fr/2011/04/19/quand-le-web-tue-la-frustration/ http://owni.fr/2011/04/19/quand-le-web-tue-la-frustration/#comments Tue, 19 Apr 2011 07:41:10 +0000 xochipilli http://owni.fr/?p=34580 Nos processus non conscients font l’essentiel du boulot -décider, bouger, ressentir, percevoir, juger, croire etc. Notre conscience planifie en amont et refait l’histoire après coup, mais sur le moment elle se contente de résister aux mille et une tentations qui s’offrent à chaque instant. Mais comment fait-elle ?

La récente crise américaine a montré à quel point nous résistons difficilement aux tentations de la consommation à crédit. La nature ne nous a pas dotés d’un système mental spontanément capable de refuser des gratifications immédiates -s’acheter une maison, consommer des sucreries ou fumer une cigarette- au nom des conséquences futures, financières, médicales ou autres. Il faut croire que ce genre de stoïcisme n’avait pas une grande utilité adaptative pour les premiers hominidés, trop heureux de manger tout ce qui leur tombait sous la main.

A défaut de l’inné, c’est donc grâce à l’apprentissage qu’il a fallu acquérir ce self-control.
Comme l’explique Antonio Damasio :

l’insuffisante éducation de nos processus non conscients explique par exemple pourquoi nous sommes si nombreux à ne pas réussir à effectuer ce que nous sommes censés faire en matière de régime alimentaire et d’exercice physique. Nous pensons que nous avons le contrôle mais ce n’est pas souvent le cas, les épidémies d’obésité, d’hypertension et de maladies cardio-vasculaires le montrent bien. Notre biologie nous incite à consommer ce que nous ne devrions pas, tout comme les traditions culturelles qui en proviennent et ont été façonnées par elle, ce qu’exploite la publicité. N’y voyons pas un complot. C’est naturel. Peut-être est-ce justement le lieu d’apprendre à se doter d’habiletés érigées en rituels.

Cette dernière phrase m’a donné à réfléchir. C’est vrai que les rites civils ou religieux ont en commun de toujours mélanger contraintes (une date et un rituel précis, un cadre vestimentaire particulier), plaisirs (un bon repas, un moment agréable) et frustrations (jeûne, interdits alimentaires ou horaires à respecter). Les rites participeraient-ils ainsi à notre apprentissage social de résistance à la tentation?

Trois exemples culturels où la frustration est un plaisir

Et si, plus généralement, l’art et la culture participaient de cet apprentissage grâce à leur part de “frustration plaisante” ? En y réfléchissant l’idée tient peut-être la route. Je vous ai parlé de la dopamine qui nous procure une délicieuse giclée de plaisir quand on résout une grille de Sudoku. En réalité, cette fameuse dopamine commence son travail au moment même où nous nous attaquons au problème. Le seul fait d’anticiper le plaisir de trouver nous fait déjà plaisir. Vous avouerez que c’est quand même un peu strange comme comportement. Ca me rappelle l’histoire du fou qui trimballe une énorme valise bourrée de trucs inutiles, juste pour le plaisir d’être soulagé quand il la pose par terre. C’est pourtant exactement ce qui se passe: on finit par prendre plaisir dans le seul fait de chercher la solution. Plus c’est difficile, meilleur c’est ! La frustration fait apparemment partie intégrante du plaisir du cruciverbiste.

Même mécanisme pour la sexualité, ou plus exactement pour l’érotisme qui en est la construction culturelle. Ben oui ! Qu’est-ce que l’érotisme si ce n’est l’art de dérober l’objet du désir en même temps qu’on le dévoile ? Comme pour les mots croisés, notre acculturation est telle qu’un déshabillé sexy nous fait bien plus d’effet qu’une nudité complète. Ici encore, le comble du raffinement sexuel passe par une subtile dose de frustration.

Troisième exemple : le plaisir musical dont je vous ai parlé dans ce billet. Dans un morceau de musique, une des manières classiques de créer l’émotion consiste à attirer l’oreille vers une conclusion qui se dérobe au dernier moment. En jazz, c’est flagrant. Tout l’art du solo consiste à différer la résolution d’une improvisation. Lorsqu’enfin le musicien conclut en revenant à la tonique, les applaudissements ressemblent à une forme de libération des auditeurs, après une longue attente. Même chose en littérature: qu’est-ce que Shakespeare nous aurait raconté si Hamlet avait tué son oncle dès le premier acte, des blagues Carambar ? Par définition, la construction littéraire consiste à retarder le plus longtemps possible un dénouement attendu. Une vraie histoire de sado-maso je vous dis ! Pour apprécier, le public doit être (légèrement) frustré dans ses attentes.

Internet : anti-frustration ou zapping permanent ?

Si les rituels et la culture traditionnelle semblent bien nous aider dans cette voie, la technologie fait exactement l’inverse : sa raison d’être est de nous simplifier la vie, de supprimer les contraintes et nous faire gagner du temps. Au lieu de nous habituer à tolérer une certaine frustration de nos envies, l’idéal technologique se trouve quelque part du côté de la disponibilité permanente, de l’instantanéité et de la gratuité. Avec la révolution numérique l’impatience a repris ses droits sur notre cerveau, que ce soit pour communiquer, suivre l’actualité ou trouver une info n’importe où, n’importe quand. Dans un fameux article de 2008 (Is Google making us stupid?), Nicholas Carr s’inquiète de l’impact d’un tel bouleversement sur nos habitudes mentales. Il est si gratifiant de cliquer sur un lien hypertexte pour obtenir une réponse, que l’on finit par ne plus lire autrement qu’en butinant superficiellement l’internet de site en site. L’internet a bouleversé nos habitudes de lecture au point que Nicholas Carr s’avoue incapable de lire un livre entier. Et il s’effare de voir sa capacité de concentration dégringoler dans un environnement saturé de sollicitations. Je ne sais pas vous, mais perso je ne rêvasse plus trop en attendant le métro, tant il est tentant de jouer avec mon smartphone. Comblés par les écrans interactifs, nous en deviendrions accros, comme ces rats de laboratoires qui s’administrent de la dopamine directement dans le cerveau en appuyant frénétiquement sur un levier.

Et c’est vrai qu’on considère souvent la génération Y – celle qui est née avec un écran dans les mains – comme incapable de rester longtemps concentrée sur une seule tâche (sauf un jeu vidéo bien entendu) tant elle a été biberonnée au zapping permanent. En revanche, ils ont développé une étonnante habitude de faire plusieurs choses en même temps, tchattant sur plusieurs conversations à la fois, tout en regardant la télé et en consultant Facebook. A défaut de patience, auraient-ils acquis le don du multitasking? Un tel recâblage neuronal serait d’autant plus surprenant que le cerveau humain est réputé ne pouvoir accorder son attention qu’à une seule chose à la fois.

Le mythe du multitasking

Pour essayer de comprendre comment ces jeunes geeks engrangent l’information et la mémorisent, des chercheurs de Stanford ont comparé leur performances cognitives avec celles d’individus un peu moins branchés. Dans une première tâche (celle de gauche ci-dessous) on leur présentait successivement deux images avec deux rectangles rouges entourés de plusieurs rectangles bleus. Les participants devaient ignorer les rectangles bleus et indiquer simplement si les deux rectangles rouges avaient changé de position entre les deux images. Lorsqu’il y a peu de rectangles bleus parasites, les geeks (HMM dans le graphique) sont aussi doués que les autres (LMM) mais leur performance s’écroule dès qu’il y en a beaucoup. Comme s’ils étaient incapables de ne pas prêter attention à ces motifs de distraction.

Source : Cognitive Control in Media Multitaskers [Pdf]

Que les geeks aient du mal à ne pas se laisser distraire, voilà qui ne surprendra personne. Les chercheurs se sont donc demandés s’ils avaient une meilleure mémoire de travail que les autres. On pourrait en effet imaginer que le multitasking requiert une bonne capacité mémoire pour pouvoir garder le fil de tout ce que l’on fait simultanément. Malheureusement les geeks multitâches s’avèrent moins bons que les autres à repérer les répétitions parmi une séquence de lettres qu’on leur présente (figure de droite). Ils s’emmêlent les pédales lorsque cette répétition est éloignée dans le temps et voient des répétitions là où il n’y en a pas (modalité “3-back” sur le graphe).

Bref, c’est le bazar dans leur tête. Les geeks sont-ils, au moins, doués pour passer rapidement d’une tâche à l’autre ? Même pas : lorsqu’on leur présente une combinaison d’une lettre et d’un nombre (2B par exemple) en leur demandant juste avant de classer soit le nombre (pair/impair) soit la lettre (voyelle/console), ils réagissent plus lentement et font plus d’erreurs que les autres, sans doute car ils ont du mal à s’abstraire de l’information parasite. Pour les chercheurs de Stanford, ils ont tellement l’habitude d’être attentifs à tout ce qui se présente à l’écran qu’ils ont du mal à prioriser la pertinence des alertes. Ils seraient du coup plus sensibles aux distractions (ce que confirme cette autre étude) et auraient plus de mal à focaliser leur attention uniquement sur ce qui a de l’importance.

Après des siècles de pratiques rituelles et culturelles passés à apprivoiser le sentiment de frustration, l’internet (et la pub) seraient-ils en train de saper notre fragile capacité de concentration et de résistance à la tentation ? Bon, si c’est ça, j’éteins mon ordi et je sors profiter du printemps. Sans mon portable !

Sources
Antonio Damasio, L’autre Moi-même
Science&Vie Junior (avril 2011) : un excellent article sur la manière dont internet reformate notre cerveau

Billets connexes
Synapses en do majeur (3): qui explique comment nos émotions musicales naissent de la légère violation de nos attentes.
Non-sens interdit (2) sur les délicieux effets de la  dopamine.
La tête ailleurs, sur la difficulté à résister à la tentation et à focaliser son attention sur plusieurs choses en même temps.

>> Article initialement publié sur le Webinet.

>> Photo Flickr CC PaternitéPas de modification par ryantron et AttributionNoncommercialNo Derivative Works Amaury Henderick

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http://owni.fr/2011/04/19/quand-le-web-tue-la-frustration/feed/ 7
La science montre que vous êtes stupide http://owni.fr/2011/03/31/la-science-montre-que-vous-etes-stupide/ http://owni.fr/2011/03/31/la-science-montre-que-vous-etes-stupide/#comments Thu, 31 Mar 2011 15:06:09 +0000 Joe Quirk http://owni.fr/?p=54266 Joe Quirk est l’auteur de Exult et de It’s Not You, It’s Biology: The Science of Love, Sex & Relationships, un livre scientifique humoristique traduit en 17 langues.

Article publié initialement sur H+ Magazine et sur OWNI.eu et traduit par Stan Jourdan et Martin Clavey.

Vos souvenirs sont de la fiction

Robert Burton décrit une expérience dans son livre On being certain: believing you are right even when you are not, que toute personne dotée d’un fort caractère devrait lire. Immédiatement après l’explosion de la navette Challenger en 1986, le psychologue Ulri Neisser a demandé à 106 étudiants de décrire par écrit où ils étaient, avec qui, comment ils se sont sentis et les premières pensées qui leur sont venues à l’esprit.

Deux ans et demi plus tard, on a rassemblé les mêmes étudiants pour leur demander de répondre à nouveau par écrit aux mêmes questions. Lorsque les nouvelles descriptions ont été comparées avec les originales, elles ne correspondaient pas. Lieux, personnes, sentiments, premières réflexions: les étudiants avaient modifié leur version des faits. De plus, lorsqu’ils ont été confrontés à leur première description, ils étaient tellement attachés à leur “nouveaux” souvenirs, qu’ils avaient du mal à croire leurs anciennes versions. En fait, la majorité des gens a refusé de faire correspondre leurs “nouveaux” souvenirs au souvenir initial qu’ils avaient pourtant décrit la première fois. Ce qui frappe particulièrement Burton est la réponse d’un des étudiants :

C’est mon écriture, mais ce n’est pas ce qui s’est passé.

Le cerveau peut parfois jouer des tours

J’ai vu le film Casablanca au collège. Une des scènes était tellement cucul qu’elle est restée gravée dans ma mémoire. Je me suis souvent récité cette scène à l’eau de rose en riant sous cape pendant les vingt ans qui ont suivi. Puis, trentenaire, j’ai vu le film une seconde fois en attendant avec impatience la fameuse scène. Quand elle est arrivée, j’ai cru voir une toute autre scène ! Les personnages disaient d’autres choses et se trouvaient dans des endroits différents de la pièce. J’ai en plus dû attraper un paquet de mouchoirs. Comment mes souvenirs ont-ils pu à ce point remplacer ce que j’avais vu? Et comment Rick pouvait-il laisser mourir leur amour comme ça?

Mais la chose la plus bizarre est qu’aujourd’hui encore, je ne me souviens pas de la scène qui m’a ému lors du second visionnage. Et je me souviens toujours de la scène qui m’a fait rire quand j’étais jeune.

Vous êtes vous mêmes paumés par rapport à vos propres expériences. Vous avez déjà ré-écrit le paragraphe que vous venez de lire. Fermez vos yeux et résumez ce que je viens de dire. C’est fait? Maintenant relisez-le, et vous vous rendrez compte que vous ne vous souveniez pas des mots, mais seulement de votre impression de ce que j’ai dit. Une fois dite, votre vague impression est remplacée par la manière dont vous la verbalisez. Le maître de conférence en psychologie cognitive Jonathan Schooler appelle cela “l’ombrage verbal” (ou “verbal overshadowing”).

Combien de temps passez-vous à verbaliser ?

A chaque fois que vous parlez, vous détruisez le souvenir de ce que vous êtes en train de dire.

Votre mémoire peut être sélectivement effacée

Les célèbres expériences du neuroscientifique Karim Nader ont démontré que chaque fois que vous vous remémorez quelque chose, vous effacez l’ancien souvenir et en recréez un nouveau.

Pour stocker un souvenir, une certaine structure de protéine doit se former dans le cerveau. Lorsqu’on injecte une substance médicamenteuse à des rats pour perturber la formation de cette structure de protéine pendant qu’ils essayent de se remémorer quelque chose, ils deviennent incapables d’apprendre.

C’est là que ça devient bizarre. Lorsqu’un rat devient expert dans un domaine de connaissance – tel que la reconnaissance d’un son qui précède un choc – et que les chercheurs lui injectent le médicament pendant qu’il tente de faire appel à sa mémoire, son souvenir est effacé de manière permanente. Le rat retourne au même état d’ignorance qu’avant son apprentissage. Mais seuls les souvenirs auxquels le rat essayait de faire appel sont affectés par le médicament, aucun autre souvenir n’est touché. Cela signifie que la protéine qui encode la mémoire est reconstruite à chaque fois que le rat essaie d’accéder à la mémoire.

L’anisomycine, la substance médicamenteuse en question, a été utilisée pour effacer de façon sélective la mémoire de personnes tourmentées par des syndromes de stress post-traumatique. Si le patient prend le médicament alors qu’il est invité à se rappeler ses traumatiques souvenirs, sa mémoire s’obscurcit. Certains souvenirs vont prendre des voies différentes via l’hippocampe pour parvenir à la conscience, mais l’intensité des émotions, au niveau de l’amygdale, est amoindrie, devenant vague et indolore.

Se souvenir est un acte de création. Yadin Dudai, professeur à l’Institut Weizmann et auteur de Memory from A to Z, en est parvenu à la conclusion paradoxale que la mémoire la plus parfaite « est celle des patients amnésiques ».

Vous souvenez-vous de la personne qui vous énervait au lycée ? Cela n’est jamais arrivé. Vous avez surévalué l’importance de cet événement. Ne vous tracassez pas à écrire vos mémoires, car elles n’existent pas. Contrairement à la fiction, que vous savez avoir inventée, la mémoire est cette chose dont vous n’avez pas conscience que vous l’avez inventée.

Hey, gros naze, tu ne peux même pas comprendre ce qui s’est passé dans ta propre vie. Comment vas-tu faire pour comprendre ce qui va se passer, pour tout le monde, dans le futur ?

Le sentiment de connaître est dissociable du fait de savoir

Le sentiment de connaître, c’est exactement cela, une sensation.

Le docteur Burton a démontré que l’expérience de connaître arrive indépendamment des “étapes logiques” que vous pensez devoir prendre pour arriver à une conclusion. En fait, elles proviennent de différentes régions du cerveau.

Burton fait l’hypothèse que les troubles obsessionnels compulsifs (TOC) sont liés à une incapacité à faire l’expérience du sentiment de connaître quelque chose. Peu importe si le patient se prouve que ses mains sont propres ou que la portière de la voiture est bien fermée, il n’oubliera pas ses clefs, il ne peut juste pas le croire. Il peut savoir que quelque chose est vrai, il ne peut juste pas sentir que cela est vrai. D’autres patients ayant des lésions cérébrales connaissent des phénomènes similaires entre le fait de savoir et le fait d’avoir la sensation de savoir, si bien qu’ils sont convaincus que la table a été volée et remplacée par une réplique identique, ou bien que leur mère a été kidnappée et remplacée par un sosie imposteur. Ils voient des choses familières, mais n’ont pas le sentiment de les avoir déjà vues.

Exactement comme un savoir précis peut venir sans aucune sensation de le connaître, le sentiment de savoir peut venir sans aucune connaissance. Burton a analysé les retranscriptions de personnes qui font l’expérience de révélations mystiques : « C’est si limpide ! Tout s’explique ! » – alors qu’ils sont incapables de rentrer dans les détails. L’extase religieuse imprègne une personne avec le sentiment qu’elle sait tout, absolument tout, malgré l’absence totale de faits précis auxquels rattacher leur sentiment. Les révélations mystiques sont indescriptibles, précisément parce qu’il n’y a rien à exploiter mis à part “l’univers” ou “l’entièreté”. Certains épileptiques, au premier stade d’une attaque, décrivent la même extase transcendantale. Vous pouvez faire cette expérience, vous aussi. Si un scientifique vous administrait un stimulus électrique sur votre lobe temporal, vous utiliseriez vous aussi la langue des prophètes.

Notre sensibilité à la sensation enivrante  de savoir est la raison pour laquelle tous les humains sont atteints de ce que Burton appelle “une épidémie de certitudes”. Participez au prochain sommet sur le transhumanisme, observez si des symptômes apparaissent et attendez de choper le virus jubilatoire.

La raison n’est jamais la raison

Voulez-vous être une personne rationnelle ? Faites attention à ce que vous souhaitez.

Un homme à qui on avait retiré une petite tumeur cérébrale, près du lobe frontal de son cerveau, semblait être en bonne forme au départ. Il avait passé tout les tests d’intelligence et avait conservé toutes ses facultés. Mais une fois retourné à la vie de tous les jours, il a été paralysé dans la prise de décisions simples. Pour choisir entre un stylo bleu ou noir, il réfléchissait pendant 20 minutes, assis à son bureau, évaluant consciencieusement les conséquences de chaque option. Famille et amis rapportèrent que l’individu était devenu hyper-rationel, qu’il pouvait discuter éternellement des moindres détails d’un conflit d’horaire, lister les avantages et inconvénients de chaque possibilité tout en étant incapable de prendre une décision. Les personnes cognitivement normales qui l’écoutaient voyaient toujours son côté raisonnable. Rien de ce qu’il disait sur aucun sujet n’était irrationnel. Mais comme le dit Antonio Damasio, habitué au contact avec les personnes cognitivement déséquilibrées :

Tu as juste envie de taper du poing sur la table et de dire : prends une décision à la fin !

Il s’avère que la “preuve” du libre arbitre du théologue médiéval Jean Buridan est fausse. Il prétendait qu’un âne affamé à distance égale de deux bottes de foin serait bloqué sur place s’il n’avait pas de libre arbitre, puisque les deux choix étaient équivalents (L’âne de Buridan est comme la pomme de Newton : les fausses analogies populaires sont les véhicules dans lesquelles les mèmes voyagent).

Je n’ai jamais été un âne à équidistance de deux grosses bottes de foin, mais j’ai été un trou du cul à équidistance de deux gros bourriquets, et je peux vous promettre que je ne suis pas resté bloqué. Cela m’a pris peu de temps pour agir selon les circonstances. En fait, moins vous réfléchissez, plus l’action est facile.

C’est comme si le cerveau avait une minuterie automatique ou un ressort enroulé, qui déclenchait à un moment donné une pulsion émotionnelle qui nous poussait à faire des choix. Nous n’avons pas évolué pour connaître le monde, mais pour prendre les décisions les plus statistiquement efficientes étant donné les connaissances et le temps limité dont nous disposons. Sans impulsions pour clôturer le débat, aucune décision n’est possible par pure rationalité. Avec un peu de réflexion, les différentes possibilités offertes paraissent aussi valables les unes que les autres. La raison est un outil destiné à servir d’impulsion, pas ce qui provoque la décision. Vous pouvez raisonner pour vous amener à la conclusion que vous vouliez. La volonté est la clé.

Peut-être que la névrose est une impulsion peu développée pour l’emporter sur la rationalité démente. Vous pouvez remarquer que les gens stupides ne souffrent pas de névrose. Ce ne sont que les gens comme Woody Allen qui vous rendent fou à repenser chaque considération. Il faut que quelque chose prenne le dessus sur la paralysie de l’analyse, et cela ne peut pas être l’analyse…

Nous admirons la vertu de nos idoles, leur capacité à « agir à l’instinct », sans être perturbés par des considérations intellos. Bien sûr, la confiance d’un leader n’est pas fondée sur l’anticipation de l’effet domino de sa décision. Les leaders agissent avec fermeté et une moral claire dans un état d’ignorance. C’est pourquoi nous les suivons. Leur absence de doutes est contagieux.

Aviez-vous envie de croire aux argumentations scientifiques qui montrent la possibilité de ne pas vieillir avant que des leaders y croient ?

Pourquoi cette réponse vient-elle juste de vous venir à l’esprit ? Pourquoi les réponses devraient-elles faire ‘ding’ dans votre tête, après tout ?

Vous ne savez pas pourquoi vous venez de penser cela

Les neuroscientifiques Michael Gazzaniga et Roger Sperry ont constaté que les personnes qui ont un corps calleux (le pont entre le cerveau droit et gauche de l’épaisseur d’un pouce) rompu, agissent avec deux “volontés” différentes. Chacune ayant à peu près la moitié de nos capacités globales, elles opèrent indépendamment sous le même crâne, sans consulter l’autre avant de prendre une décision. Histoire vraie : la main gauche enlève un T-shirt, tandis que la main droite le reprend et le remet. La main gauche devient tellement frustrée qu’elle tente d’étrangler la personne comme Steve Martin dans The Man With Two Brains.

L’hémisphère gauche est en charge du langage. L’hémisphère droit est en charge de la vue. Si vous montrez furtivement l’image d’une cuillère à l’œil du cerveau droit d’un patient atteint d’une section du corps calleux, il vous dira qu’il ne voit rien. Si vous lui demandez de prendre un objet par la main qui correspond à l’hémisphère droit, le patient prendra la cuillère qu’il prétendait ne pas voir tout en étant incapable de savoir ce qu’il tient dans la main.

Lorsque Sperry a montré furtivement un écriteau “MARCHE” à l’hémisphère droit en charge de la représentation visuelle, le patient s’est levé et a traversé la pièce. Mais lorsqu’on lui a demandé pourquoi il venait de le faire, il (le cerveau gauche en charge du langage) a répondu : « Pour avoir un coca. »

Imaginez l’étonnement de Sperry à ce moment là, alors qu’il connaissait la véritable raison du déplacement du patient. L’hémisphère du langage parvient à émettre spontanément une réponse, mais le propriétaire du cerveau n’en avait aucune idée.

Un poulet a été montré à l’hémisphère gauche tandis que l’on a montré une chute de neige à l’autre. Puis, lorsque Sperry a demandé au patient de choisir l’image qui correspondait à ce qu’il avait vu, la main contrôlée par l’hémisphère gauche pris une griffe, et la main contrôlée par l’hémisphère droit saisit une pelle. Intéressant… les deux hémisphères peuvent indépendamment et simultanément choisir une image qui correspond indirectement à ce qu’ils ont vu.

Ensuite, Sperry a demandé pourquoi il avait choisi une griffe et une pelle. Ce à quoi le patient a répondu sans hésitation : « Oh, c’est simple : la griffe de poulet va de paire avec le poulet, et vous avez besoin d’une pelle pour nettoyer le poulailler ». Si chaque hémisphère peut spontanément créer du sens à chaque action, il faut se demander comment des parties plus subtiles de notre cerveau trouvent des raisons pour justifier les actions d’autres parties du cerveau. Si des petits mensonges passent d’une partie du cerveau à l’autre, pourquoi ne se passerait-il pas la même chose entre les plus petites parties du cerveau ?

Pourquoi avez-vous choisi ces ingrédients pour votre petit déjeuner ce matin ? Pourquoi sortez-vous toujours avec ce con ? Pourquoi ne respectez-vous pas votre régime alimentaire ? Pourquoi considérez-vous la source la plus fiable comme la raison pour laquelle vous agissez ? Rien ne vous a dit de prendre un Coca. Vous avez choisi un Coca, n’est-ce pas ?

Vous êtes le pire juge de vous-même

Hey, couillons, les sciences cognitives démontrent que vous n’êtes pas assez brillants pour réaliser à quel point votre vie est un bordel, parce que vous êtes configurés pour vous raconter à vous même une belle histoire après que les faits se sont produits. Microseconde après microseconde, votre neocortex invente une histoire qui dit : « Je voulais faire ça ». Votre conscience pense être Sherlock Holmes, mais en fait elle n’est que Maxwell Smart, qui se promène dans la vie en se tissant des excuses cohérentes pour maintenir une illusion de contrôle.

Par exemple, regardez votre propre vie, bande de lopettes. Combien de fois avez-vous fait tout foirer en blâmant les autres ? Et combien de fois êtes-vous tombé par hasard sur des trucs intéressants, et ensuite avez prétendu que vous aviez fait exprès ?

Plus de fois que vous ne le pensez. Des expériences astucieuses d’appels à la mémoire montrent comment nous inventons des discours pour justifier ce qui s’est passé. Nous pensons que nos vies ont un sens en regardant en arrière et en sélectionnant les éléments qui constituent une histoire cohérente, puis nous altérons inconsciemment tous ces événements pour confirmer ce que nous voulons croire à propos de nous mêmes.

Quand nous nous auto-évaluons, nous sommes tous sensibles au phénomène du lac Wobegon : quand on interroge les gens, la plupart des gens s’estiment plus intelligents, plus attirants, plus optimistes, plus charismatiques, et moins subjectifs que la moyenne. Même si vous êtes meilleurs que la moyenne dans un de ces domaines, les chances que vous battiez la moyenne dans ces cinq domaines sont faibles. Il y a des chances que vous soyez même en dessous de la moyenne dans plusieurs de ces domaines. Comment je le sais ? Je suis plus intelligent, plus charmant, plus charismatique et moins partial que la plupart des gens !

J’ai eu la chance de parler à la terreur de ma classe de lycée, qui évoqué la façon dont la vie lui avait été favorable. J’ai alors décidé de lui mentionner le fait que c’était la première rencontre non-violente que nous avions. Il a évoqué un handicapé mental qui avait été frappé plus fort que moi et s’est vanté que tout le monde évitait ce gamin quand lui-même était dans les parages. Je l’ai regardé poliment, intrigué par l’illusion qu’il avait de lui même. Je me rappelle de lui comme de quelqu’un d’irrémédiablement et continuellement méchant. Pendant un moment, j’ai remis en question ma propre maturité, l’innocente victime de sarcasme aurait dû applaudir au lieu de se battre, mais j’ai un peu plus réfléchi.

La raison a sa propre conscience. Mais ce n’est même pas elle qui est cause.

Votre bras vous laisse penser que vous le contrôlez

Avez-vous déjà abandonné cet article ? Pourquoi vous le lisez encore ? Parce que ça ne dépend pas de vous. Vous ne pouvez même pas choisir quand vous cliquez.

Dans une célèbre expérience, Benjamin Libert a placé des électrodes sur la tête et sur les bras des cobayes pour faire des électroencephalogrammes et des électromyogrammes, puis leur a demandé de bouger les doigts quand ils le voulaient. Libet a constaté que l’activité motrice du cerveau démarrait un quart de seconde avant que le sujet devienne conscient du choix de bouger son doigt. Voici la séquence :

1. activité motrice dans le cerveau

2. un quart de seconde plus tard, le patient choisi consciemment de bouger un doigt

3. un quart de seconde plus tard, le patient bouge.

L’activité motrice n’est pas la conséquence d’un choix délibéré. L’activité motrice entraine le choix.

Venez vous de dire… n’importe quoi ! D’où cela vient-il ? une réaction spontanée n’est pas raisonnée.

La raison est le fait de justifier une réaction spontanée. La raison se précipite dans les millisecondes après votre réaction instinctive. La prochaine fois que vous effectuez un jugement hâtif, demandez-vous combien de raisonnements peuvent avoir lieu le temps d’un clin d’œil.

Hey, crétin. Les pensées sont spontanées. La raison est tortueuse. La tendance à croire crée le bordel. Après, la raison trouve son chemin, convaincue de votre capacité à éliminer les mauvaises alternatives. Tout ce que vous pensez savoir est une escroquerie avec laquelle votre cerveau joue contre votre conscience. Y compris ce que vous pensez du mec qui écrit cet article.

Vous ne savez pas pourquoi vous aimez ou non les gens

Quelle confiance avez-vous en votre jugement de ma personnalité ? Ai-je l’air d’un enfoiré ou d’un embobineur avec lequel vous aimeriez diner ? Ça dépend moins de votre jugement objectif que du fait que vous avez une boisson chaude dans la main.

Des chercheurs ont demandé à des gens de participer à une étude dans laquelle ils notaient le portrait écrit d’une star. Juste avant que la moitié des cobayes s’assoit, le chercheur leur demandait : “Pouvez-vous tenir ça pendant une seconde?” cette moitié tenait la tasse chaude pendant une seconde avant de s’assoir. Et on ne le demandait pas à l’autre moitié. On demandait ensuite :

Comment appréciez vous cette personne ? Donnez une note entre 1 et 10.

Ceux qui avaient tenu la tasse de café pendant une seconde notaient la personne 20% plus haut en moyenne que ceux qui ne l’avaient pas fait.

Ceux d’entre vous qui sont en train de boire du café, ou ceux qui sont un peu plus compatissants m’aiment probablement plus que les autres. Les autres, allez vous faire foutre. (Je n’ai rien de chaud en main. Attendez, mon chien vient tout juste de s’allonger sur mes genoux. Je m’excuse de ce que je viens d’écrire. Peut-on être de nouveau en bon terme ?)

La prochaine fois que vous jugez quelqu’un, demandez vous si votre réaction se base sur un jugement ou sur votre digestion.

Le sac de nœuds dans lequel nos rêves piochent

Beaucoup de transhumanistes m’ont dit triomphalement que la nature humaine avait été laissée de côté. Alors pourquoi s’emmerdent-ils à m’en parler ? Tous les hommes accordent de l’importance à ce que les autres pensent, réagissent spontanément quand leur valeur est mise en cause, et discutent de ce qui est vrai avec les gens de leur tribu. Voyez-vous le bouton de commentaire en dessous ? Pourquoi votre chat ne le trouve pas irrésistible ? Pourquoi vous ne choisissez pas d’être un peu plus comme votre chat ? Éteignez votre cerveaux, allez au soleil, laissez tomber, et soyez satisfait.

Hey, vous lisez encore. Combien de temps avez-vous pris pour vous convaincre qu’il était temps d’arrêter de suivre les opinions des autres et de vous faire la votre ? Pourquoi alors que le cerveau de votre chat tourne naturellement autour de la maison de Bouddha, vous devez vous discipliner pour réussir ? C’est encore cette satanée nature humaine. Ça ne s’estompera pas, même la partie qui désire le transcender, une particularité unique de l’Homo Confabulus.

Si nous pouvons nier l’entêtement de la nature humaine, nous pouvons refouler les informations qui contredisent ce que l’auteur Tamim Ansary appelle “la convoitise stérile de la transcendance” qui amène à plus d’illusion.

Image de Une customisée Elsa Secco @Owni /-)
Source iStock
Illustrations CC FlickR: dierk schaefer, neil conway

Photos Flickr CC Troy Holden, TZA, TangYauHoong, Pierre-Brice.H, djwudi et brain_blogger

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http://owni.fr/2011/03/31/la-science-montre-que-vous-etes-stupide/feed/ 43
T’oublies or not to be http://owni.fr/2011/02/16/toublies-or-not-to-be/ http://owni.fr/2011/02/16/toublies-or-not-to-be/#comments Wed, 16 Feb 2011 08:24:22 +0000 xochipilli http://owni.fr/?p=34084 L’oubli nous évoque un phénomène inévitable, une sorte de dégradation naturelle de la mémoire comme l’érosion qui effacerait des traces sur le sable. Alors que la mémoire semble être le propre du vivant, un courageux effort contre-nature, on associe plutôt l’oubli au monde de l’inerte, à la nature qui reprend ses droits après la mort. L’analogie est tentante mais trompeuse. Je vous avais déjà raconté dans ce précédent billet sur les trous de mémoire combien l’oubli est un processus plus subtil que ça. Non seulement on peut oublier sur commande mais surtout l’oubli nous est bien utile pour s’adapter au changement, nous évitant le blanc devant le distributeur de billets lorsque notre code confidentiel a changé. Au hasard de mes lectures j’ai découvert bien d’autres cas où l’oubli s’avère être un auxiliaire à la fois discret et précieux de notre mémoire…

Le Babel des babils

Avant les années 1970, on pensait qu’un bébé apprenait sa langue maternelle à partir d’une page blanche, et que ce n’était qu’à force d’entraînement que son oreille parvenait à reconnaître tel ou tel son. Or on s’est rendu compte que dès l’âge de un mois un bébé sait distinguer des sons très proches comme “ba” ou “pa”. Et puis, en 1985: on a découvert qu’à six mois des bébés anglais pouvaient faire la différence entre des phonèmes étrangers (le Ta ‘rétroflexe’ et le ta ‘non rétroflexe’ en Hindi, ou deux phonèmes ki/qi tout aussi exotiques en langue Salish) qu’un adulte ne sait même pas distinguer! Cette capacité diminue avec l’âge et disparaît vers 12 mois: l’inverse exact de ce à quoi on s’attendait:

Contrairement à ce que l’on aurait pu croire, un bébé naîtrait donc avec une capacité innée à distinguer une très large gamme de phonèmes, une espèce de grammaire universelle, commune à toutes les langues. L’apprentissage d’une langue maternelle le contraint paradoxalement à “oublier” tous les sons non-significatifs afin de mieux se focaliser sur ceux qui sont pertinents. A six mois les voyelles non usuelles passent à la trappe et à un an c’est le tour des consonnes. Peu à peu les subtilités des autres langues disparaissent de son oreille et sa petite tour de Babel intérieure se volatilise progressivement. Une fois adultes les espagnols ne distinguent pas un v d’un b ou un u d’un ou, que les français n’entendent rien aux différents r hollandais, que les japonais confondent l et r, que les allemands ne font pas la différence entre b et p, s et z etc. Le mot “barbare”ne désignait-il pas pour les Grecs tous ceux qui s’exprimaient par onomatopées “bar-bar-bar”?

Ils se ressemblent tous!

Le même phénomène de désapprentissage est à l’œuvre pour ce qui concerne la reconnaissance des visages.

Les visages utilisés dans le test

Pourquoi confondons-nous les visages des Asiatiques ou des Africains? Cette difficulté à reconnaître les faciès des autres ethnies n’est pas liée à nos préjugés ou à notre mauvaise volonté car on la retrouve chez tous les peuples: pour un chinois, tous les visages européens sont identiques. Or cette indiscrimination n’est pas innée: les nourrissons de trois mois sont tout à fait doués pour distinguer les traits d’une grande variété de visages africains, chinois, européens ou du Proche-Orient. A mesure qu’ils grandissent, les bébés se focalisent sur les types de visages auxquels ils sont fréquemment exposés et ils perdent leur capacité à différencier les autres ethnies. A neuf mois les enfants sont devenus incapables de distinguer des visages qui ne sont pas européens. Cet étrange désapprentissage serait le prix à payer pour reconnaître très rapidement les membres de sa propre ethnie et y focaliser ses capacités d’identification. Comme pour les langues étrangères dont on n’arrive plus à percevoir les subtilités, on range mentalement les visages des autres ethnies dans la catégorie “pas de chez moi”, sans pouvoir les distinguer les uns des autres.

Oublier la symétrie gauche-droite pour pouvoir lire

Nous sommes câblés pour assimiler un objet à son image dans un miroir car à part le croissant de lune dont l’orientation indique si elle est croissante ou décroissante, la plupart des objets naturels se présentent indifféremment sous leur profil droit ou gauche. C’est la raison qu’avance Stanislas Dehaene pour expliquer pourquoi les enfants qui apprennent à écrire ont souvent tendance à tracer leurs lettres à l’envers, comme dans un miroir, et confondant les b et les d, les p et les q. Pour apprendre à lire et à écrire il faut donc là aussi désapprendre à considérer comme équivalents la gauche et la droite…

Oublier, ça s’apprend!

Apprendre à vivre c’est aussi pouvoir surmonter ses peurs et ses angoisses, savoir oublier un aboiement effrayant, un chagrin d’amour ou une grosse frayeur à vélo. La manière dont un souvenir s’atténue dans notre mémoire est là encore assez différent de ce qu’on pourrait imaginer intuitivement.

Si vous entraînez un rat à avoir peur d’un son particulier en lui administrant un petit choc électrique chaque fois qu’il l’entend, vous pouvez assez facilement le “déconditionner” en l’exposant au son sans le choc, ou mieux en y associant de la nourriture. Au bout d’un moment, le son n’effraie plus notre ami le rat. Le conditionnement initial a-t-il été oublié? Pas du tout bien sûr: il revient au galop si longtemps après vous associez à nouveau un choc électric au son. Le conditionnement était simplement masqué, prêt à reprendre du service à la moindre alerte. L’observation de son petit cerveau confirme qu’après déconditionnement la peur originale est toujours bien présente (dans l’amygdale cérébrale, vous vous souvenez? On en avait parlé dans ce billet), mais qu’elle est inhibée par une autre zone du cerveau (le cortex préfontal). Ce qu’on prend pour de l’oubli est en réalité un nouvel apprentissage qui réfrène le premier comportement réflexe. D’ailleurs, en cas de lésion dans cette aire préfrontale, l’animal reste tout à fait capable d’apprendre une  nouvelle peur conditionnée, mais il est beaucoup plus difficile à déconditionner.

Pareil chez nous, les humains: on n’oublie pas une expérience traumatisante en effaçant ses traces de notre tête comme si c’était une ardoise. Un tel souvenir ne s’oublie pas, il s’apprivoise tout au plus. Pour qu’il perde un peu de sa charge émotionnelle et cesse de nous griffer, il faut apprendre à lui associer d’autres expériences positives ou neutres: remonter en selle tout de suite après sa chute, revenir sur les lieux d’un drame personnel, parler de ce qui nous a blessé etc. Bon, je ne me moquerai plus de ces fameuses “cellules d’aide psychologique” qu’on déploie de toute urgence dès qu’il y a une catastrophe quelque part…

Pas évident d’oublier dans le fond de son cerveau…

Credit: Deborah Hannula

Vous avez sans doute déjà joué à essayer de deviner l’objet qu’on a retiré d’une pièce ou d’une table que vous aviez bien observée au préalable? Et bien même si vous ne connaissez pas la réponse, vos yeux se poseront inconsciemment plus longtemps à l’endroit de l’objet manquant. On a fait l’expérience avec des volontaires à qui l’on a présenté 216 photos montrant des visages devant un paysage. Ensuite on demandait aux participants de choisir parmi trois visages, lequel ils avaient vu face à ce paysage. Pendant qu’ils réfléchissaient, les chercheurs ont analysé la direction de leur regard et ont découvert que lorsqu’ils regardaient au bon endroit, leur hippocampe (la petite zone du cerveau en charge de la mémoire) s’activait pile à ce moment précis, même s’ils optaient finalement pour un mauvais choix par la suite. Ils en ont conclu que le souvenir était bien présent physiologiquement, mais insuffisamment fort pour réveiller la conscience et faire le bon choix.

Oublier signifierait donc tantôt masquer, inhiber un souvenir, tantôt en perdre l’accès à la conscience. De la même façon “qu’effacer” un fichier informatique ne signifie pas gommer chacun des bits qui le compose mais supprimer l’index qui permet de les retrouver et de les mettre dans le bon ordre. Tout comme les experts arrivent à récupérer certains fichiers effacés par erreur ou malveillance, il arrive qu’une stimulation profonde de certaines zones du cerveau fasse ressurgir puissamment un souvenir qu’on avait complètement oublié. Drôle de bestiole décidément que l’oubli: il se niche là chez les nourrissons, lorsqu’on penserait qu’il n’y a rien à oublier et il se dérobe là où la mémoire semble justement faire défaut. Homer Simpson, grand connaisseur de l’âme humaine, avait raison: l’oubli est indispensable pour apprendre:

Cliquer ici pour voir la vidéo.

>> Article initialement publié sur Le Webinet des curiosités

>> Photo FlickR CC : ganesha.isis

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La e-mémoire: rêve transhumaniste ou cauchemar déshumanisé? http://owni.fr/2011/01/17/la-e-memoire-reve-transhumaniste-ou-cauchemar-deshumanise/ http://owni.fr/2011/01/17/la-e-memoire-reve-transhumaniste-ou-cauchemar-deshumanise/#comments Mon, 17 Jan 2011 12:20:45 +0000 JCFeraud http://owni.fr/?p=42747 En fondant la Bibliothèque d’Alexandrie en 288 avant JC, Alexandre le Grand nourrissait le projet fou de conserver tout le savoir de l’humanité depuis l’invention de l’écriture à Sumer et Babylone. Sous l’empire romain et au plus haut de sa gloire, cette merveille de l’Antiquité compta jusqu’à 700.000 volumes sur papyrus et parchemins…avant d’être détruite et pillée par les disciples chrétiens du dernier des Ptolémée en l’an 642 comme le raconte le récent peplum Agora. Les savants et philosophes furent expulsés et toute cette mémoire partit en fumée, plongeant le monde dans l’éclipse intellectuelle et scientifique du bas moyen-âge. A l’époque nulle copie de sauvegarde n’était disponible…

Mais quinze siècles plus tard, le saut technologique quantique permis par la révolution numérique rendrait presque palpable le rêve de garder pour l’éternité la mémoire de chaque être humain né sur cette Terre !

L’homme est poussière et retournera à la poussière, mais ses souvenirs resteront gravés sur silicium dans une quête si humaine d’éternité. Les pharaons et Alexandre en rêvaient…Microsoft va le faire.

C’est en tous cas le projet fou de Gordon Bell, un chercheur vétéran de la firme qui a entrepris en 1998 de numériser tous ses écrits, puis d’archiver sur disque dur chaque jour de sa vie en photographiant, scannant, enregistrant méthodiquement tout ce qu’il voyait, mangeait, lisait ou ressentait. Baptisé MyLifeBits (Mes bouts de vie), cette vaine tentative de se constituer une e-mémoire est devenue un livre, qui vient de sortir en France chez Flammarion sous le titre Total Recall. Une allusion bien sûr au film de Paul Verhoeven adapté d’une nouvelle du grand Philip K.Dick (We can remember it for you wholesale).

Sauf que dans le film, la société Rekall vend des faux souvenirs qu’elle implante dans la mémoire de ses clients. Alors que Gordon Bell et son assistant Jim Gemmell prétendent vous aider à vous constituer votre propre mémoire électronique avec un véritable manuel : « imaginez que vous ayez accès, d’un simple clic, à toutes les informations reçues au cours de votre vie », résume l’incontournable Bill Gates qui préface le livre.

Se souvenir jusqu’à ne plus pouvoir vivre

Mais avant d’en arriver là, il vous faudra donc :

1. vous équiper du matos nécessaire (ordinateur, scanner, smartphone faisant appareil-photo-vidéo-GPS…)
2. numériser et sauvegarder maniaquement toutes vos archives personnelles (carnets d’adresse, documents administratifs, photographies, livres lus, musiques écoutées, mails échangés etc…)
3. vous convertir (ainsi que vos proches, votre employeur etc…) au « lifelogging », à savoir l’enregistrement en continu de votre quotidien sous forme de photos, fichiers audio, vidéos, parcours GPS…)
4. Et ce n’est pas le moins fastidieux, organiser soigneusement votre « e-mémoire » en classant le tout suivant une arborescence chronologique parfaite.

Explication rapide dans cette vidéo promotionnelle made in Microsoft:

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Oui, imaginez un truc de dingues qui vous empêche finalement de vivre votre vie, de goûter l’instant présent, de savourer le fragile instant de bonheur d’une caresse de soleil sur le visage au premier jour du printemps car vous serez trop occupés à shooter les premiers bourgeons sur les arbres, ces gosses qui jouent devant vous, cette grappe de jeunes filles en fleur, tout en parlant tout seul pour noter-enregistrer vos impressions ! Qui n’a pas expérimenté l’impression de passer à côté de l’instant à force de trop vouloir le capturer en photo ou vidéo ?

Bien sûr Gordon Bell nous promet pour bientôt une automatisation de ce fastidieux processus de sauvegarde mémorielle à force de mini-caméra incorporée aux vêtements, de GPS intégré à votre terminal portable préféré permettant de restituer fidèlement vos impressions et vos sentiments, de retracer vos moindres pas.

Mais au fait à quoi rime tout cela ? Que fera-t-on vraiment de cette masse de souvenirs numérisés ? L’auteur avoue avoir stocké 261 gigaoctets sur son unité centrale, plus une centaine d’autres gigaoctects sur des serveurs extérieurs…Plus qu’il n’en aurait fallu pour sauver la bibliothèque d’Alexandrie consacré à un seul homme, si brillant soit-il ? N’est-ce pas un peu vain et pathétique ? Sauf à en faire un happening artistique et politique comme Hasan Elahi, qui soupçonné à tort d’activités terroristes aux etats-Unis, a décidé d’enregistrer sa vie en life-logging. Un geste militant en forme de pied de nez à la surveillance dont il est l’objet. A lire ici sur OWNI.

La numérisation : abolition du choix ?

Et un souvenir numérique vaut-il vraiment un vrai souvenir palpable ? La sensation d’un joli galet rond roulant dans votre main en souvenir d’un weekend en amoureux avec la femme de votre vie… est-ce que cela peut-être digitalisé ? Est-ce que cela tient sur une clé USB ? Et puis comment gérer cette fantastique masse de données sans l’oublier…ou devenir fou de nostalgie, obsédé par le passé, incapable de vivre dans l’instant présent ?

Dans une récente critique consacrée à ce livre Total Recall, Le Monde évoquait la nouvelle de Borgès “Funes ou la mémoire”: ou comment un jeune homme acquiert par accident le don de mémoire totale et en perd la raison, incapable de penser et vivre sa vie au présent tout en gérant ses souvenirs infinis…

Alors faire œuvre de mémoire oui, bien sûr. Mais pas de manière industrielle, robotisée, déshumanisée…Dans ce récent billet, Autant en emporte nos images, je disais ma nostalgie de la photo argentique qui obligeait à choisir minutieusement l’instant, la pose, l’exposition, la vitesse d’obturation pour faire LE cliché souvenir qui vous fera sourire encore dans 20 ans: « nous prenions des clichés pour garder le souvenir d’une bulle spatio-temporelle de bonheur, laisser un témoignage de nos fragiles existences, transmettre la mémoire familiale, témoigner de l’histoire en train de se faire…bref sourire à la vie et dire merde à la mort… ».

Aujourd’hui ce n’est plus pareil, ça change, ça change comme chantait Boris Vian dans la Complainte du Progrès :

Prendre non pas une, mais dix mais cent photos sans y penser. Les transmettre en quelques secondes d’un appareil numérique ou d’un smartphone sur l’écran d’un ordinateur, d’une tablette ou d’un téléviseur. Faire défiler paresseusement des centaines de clichés, stockées sur son PC, cocher ce qui nous plait, retoucher le cliché comme un chirurgien photoshop de l’image, diffuser une beuverie d’un soir ou un souvenir de vacances sur le réseau d’un clic et l’oublier immédiatement…

Pardon je m’autocite encore.

Le risque d’une e-surveillance consentie

Mais tout à son scientisme geek béat, Gordon Bell balaye, zappe presque toutes ces interrogations :

Total Recall va bouleverser le fait même d’être humain. A terme, l’avènement de ce programme constituera pour la prochaine génération un changement aussi important que l’ère numérique l’a été pour la notre.

Et nous revoilà partis dans le délire flippant de la « transhumanité » cher à Google, le meilleur ennemi de Microsoft…il n’y a pas de hasard. « Ce que nous essayons de faire c’est de construire une humanité augmentée, nous construisons des machines pour aider les gens à faire mieux les choses qu’ils n’arrivent pas à faire bien (…) Google veut-être le troisième hémisphère de votre cerveau », prophétisait récemment le patron de la Firme, Eric Schmidt. J’en parlais dans ce billet.

Pire l’auteur, qui dit avoir eu l’idée de MyLifeBits pour se « débarasser totalement du papier », élude carrément la question centrale de la possibilité d’une e-surveillance de nos vies numérisées par l’Etat et ses pseudopodes policiers arpenteurs du Net: « Comment ne pas craindre, par exemple, que le gouvernement nous espionne par le biais de nos e-souvenirs ? », se demande-t-il benoîtement. Comment en effet ne pas craindre d’être fliqué jusque dans notre intimité mémorielle quand déjà les caméras de surveillance scrutent nos villes et nos vies comme autant d’yeux inquisiteurs (voir la carte des 1300 nouvelles caméras prévues en 2011 à Paris sur OWNI?

Et bien Gordon Bell et son co-auteur Jim Gemmel ne craignent pas Big Brother et son Brave New World. Normal, ils travaillent pour Microsoft. Ils nous promettent la main sur le coeur un Little Brother qui serait chacun d’entre nous:

La face démocratique d’une société de surveillance globale dans laquelle les moyens d’enregistrement, au lieu d’être aux mains d’une autorité centrale unique, sont partagés entre des millions d’individus.

Tu parles Charles, moi je préfère garder mes souvenirs pour moi. Et si possible sous forme de vraies choses analogiques: une photo prise à Paros dans les Cyclades un été 1990 où le bleu Klein de l’azur claque sur la blancheur des maisons chaulées; le galet rond d’Etretat dont je vous parlais plut haut; un brin de lavande cueilli un jour en montagne par ma fille aînée; une mèche des cheveux blonds de sa cadette; un instant à deux rayonnant de lumière sur le toit de la maison Gaudi à Barcelone…et tant d’autres choses palpables, exhalant un parfum de douce nostalgie, un moment de bonheur, de grâce ou d’amour que jamais la numérisation ne pourra exprimer autrement que par une pâle copie fantôme.

“Après votre mort, le corpus d’informations ainsi constitué permettra même la création d’un « vous » virtuel. Vos souvenirs numériques et les traits de votre personnalité, sous forme fossilisée, formeront un avatar avec lequel les générations futures pourront converser”, fantasment les auteurs.

Ou comment accéder au désir si humain d’immortalité, le vieux rêve d’Alexandre et de Pharaon, la boucle est bouclée. Pour ma part, je ne sais si j’ai envie de finir sous forme d’hologramme 3D, radotant méthodiquement ma vie fossilisée dans un cimetière numérique. Je préfèrerais je crois laisser des choses de moi comme un jeu de piste, des écrits, des photos, des vidéos façon puzzle. A exhumer patiemment, sûrement pas en un clic. Si cela intéresse l’un de mes descendants ou quelqu’un d’autre. Et si demain surtout, on a encore la patience de donner le temps au temps des souvenirs…

Billet publié originalement sur le blog Sur mon écran radar sous le titre “Total Recall”, votre vie numérisée pour l’éternité ?

Photos FlickR CC : Amy Halverson ; Jurvetson ; Tony Hall.

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Folksotopies : la mémoire des lieux http://owni.fr/2010/12/19/folksotopies-la-memoire-des-lieux/ http://owni.fr/2010/12/19/folksotopies-la-memoire-des-lieux/#comments Sun, 19 Dec 2010 14:00:30 +0000 Philippe Gargov http://owni.fr/?p=38976

Do places have memories and how shall we treat and question them?

En français : « Si les lieux ont des souvenirs, comment les traiter, les questionner ? » En une simple phrase, The Pop-Up City explicitait l’une des problématiques majeures de la ville numérique : « l’éditorialisation » de l’espace urbain grâce aux services de marquage géolocalisés.

Chaque seconde qui passe densifie en effet un peu plus les données numériques rattachées à un lieu. Ici, un mobinaute fait connaître son bar préféré en s’y checkant via Foursquare ou facebook Places. Là, un autre poste sur Flickr ou Twittpic une photo géolocalisée, qu’il commente en quelques lignes. Etc, vous avez compris l’idée : « Like / Comment / Share » : issues des réseaux sociaux, ces pratiques débordent de la Toile pour investir la ville, portées par  l’ambition séculaire des citadins à marquer l’espace de leur empreinte.

Le phénomène n’est pas nouveau. On pourrait remonter aux premiers « tags de ville », repérés par Chronos il y a déjà des années ; mais il s’agissait là d’usages micros, réservés à une minorité technophile (les fameux early adopters). Il prend une ampleur différente lorsque l’on bascule dans l’ère de « l’homme-cyborg » : massification des terminaux et avec elle, démocratisation des usages .

Les services se multiplient et surtout se diversifient ; autant de méta-données qualitatives (commentaires, humeurs, etc.) ou quantitatives (check-ins) qui viennent densifier la « mémoire » des lieux et donc leur substance. Comme l’explique le toujours-génial Thomas Jamet sur Influencia:

En explorant, en répertoriant tous les endroits existants, en les «inventant» (au sens où l’on «invente» un trésor, où on le découvre), ces explorateurs urbains «dé-couvrent», «dé-mystifient», «dé-masquent» et révèlent des lieux, parfois cachés, aux yeux de tous. Ils font passer des pans entiers de la ville de Nature à Culture. Il y a quelque chose d’encyclopédique dans Foursquare et consorts. [...] Il semble que les lieux se découvrent une vie autonome grâce à la «socialisation» et à l’interactivité [via les services de checking, Foursquare et facebook Places]. C’est comme si la ville et le territoire prenaient vie sous nos yeux. Il suffit de voir la carte de facebook Places pour s’apercevoir que la ville s’illumine, que le territoire entier devient un peu plus vivant à chaque fois qu’un utilisateur «check-in», s’inscrit, ou découvre un lieu.

De la folksonomie aux folksotopies

Les perspectives qui s’ouvrent derrière ces lignes sont évidemment nombreuses ; encore faut-il savoir comment les appréhender. Petit retour dans le passé : il y a un peu plus d’un an, je proposais un néologisme de mon cru pour qualifier et donc aborder ces nouvelles pratiques, dans un billet Chronos qui reste l’un de mes meilleurs souvenirs (hihi) : De la folksonomie aux folksotopies, éditer la ville. Comme son titre l’indique, je m’appuyais sur un principe hérité du web 2.0, la « folksonomie » (indexation collaborative par système de tags), pour formuler ma proposition :

Un néologisme en appelle un autre : pourquoi pas les « folksotopies » pour désigner ces territoires augmentés par les contributions d’autres urbains ? Un environnement à la fois collectif et individuel ; entièrement « cliquable », la navigation s’y fait entre des hyperlieux, par analogie aux hyperliens du net.

L’objectif de ce néologisme : traduire une réalité émergente (l’éditorialisation des lieux) afin d’en périmétrer les horizons. Je remercie au passage François Verron, spécialiste du sujet, qui s’est réapproprié le terme sur son blog (tandis que je le laissais traîner au fond d’un carton, père indigne que je suis). A ce titre, je vous invite à lire les pistes prospectives qu’il propose dans son billet TagWhat annonce l’hyperlocal comme média stratégique :

Et de concrétiser le réel commenté, réinventé à la sauce de chacun :  une autre manière de le consommer, certes, mais aussi de le jouer et le transformer de manière poétique ou polémique ;-). C’est aussi la porte ouverte à toutes sortes de « pollutions » ou hacking, pour le meilleur et pour le pire.

Ces derniers mots annoncent en filigrane le noeud du problème, déjà évoqué dans le billet Chronos:

La problématique est alors identique à celle [de la folksonomie] : comment s’y retrouver dans cette infosphère en effervescence ?

Ou, selon les termes de The Pop-Up City : comment « traiter » ces multiples représentations, greffées à un lieu par des milliers de mobinautes partageurs ? Dit autrement : comment pouvons-nous « faire parler » ce « brouhaha hyperlocal », témoignage de la « ville bavarde » ?


A l’époque, je voyais dans les applications de visualisation en réalité augmentée une manière efficace de rendre « lisibles » ces contributions. Mon avis a quelque peu changé depuis. D’une part, par scepticisme (cf. La réalité augmentée, un fantasme de vieux cons ?) ; d’autre part, en constatant que ces services ne faisaient que « retarder » le manque de lisibilité des folksotopies, confrontés à la croissance exponentielle des services et donc des contenus. Il faut selon moi aller plus loin et réfléchir à de nouvelles manières de restituer l’hyperlocal sur nos (petits) écrans… et pourquoi pas, hors de nos écrans.

Un mobilier urbain porteur de mémoire

L’une des solutions réside peut-être en effet dans une certaine matérialisation des contributions. The Pop-Up City l’explique en conclusion :

Even though, a virtual system like this does not leave its mark in the city, creating instead a sort of parallel world with no traces outside the iPhone. Shouldn’t we instead pick up chalks and go all out to write our memories?

Je n’irai pas jusqu’à la craie, mais gardons l’idée. On pourrait ainsi imaginer un nouveau type de mobilier urbain dédié aux folksotopies, qui traduirait in situ la teneur qualitative et quantitative des contributions (un jeu de couleurs, de sons ou de lumières ? Quelques pistes créatives : Les lumières révèlent l’invisible). Une manière de restituer aux usagers d’un lieu le « récit » qu’ils en font. Je pense ici à des exemples concrets tels que le BULB, du collectif artistique Pixel 13 :

Le BULB est une structure gonflable autoportée de 10 m de diamètre animée en temps réél depuis l’intérieur par des projections d’images , de la diffusion de son et des jeux d’ombres. Pendant une dizaine de jour, une équipe [pluridisciplinaire] va sillonner le quartier et mettre en place différent moyens de captations d’images du quartier et de paroles d’habitants. Toute cette matière sert ensuite de base à la fabrication du spectacle.

Pendant quelques heures, telle une pierre chargée par la chaleur de la journée passée, le BULB ré-émane images et sons captés dans son environnement immédiat.Le BULB est une transposition dans un contexte de société technologique et médiatique de l’idée du feu primitif, lieu de réunion du corps social, de communion , d’expérience partagée par la communauté.

A défaut d’une structure aussi large, il s’agira d’introduire dans nos rues de nouveaux objets (ou d’en détourner d’anciens : panneaux, abribus, cabines téléphoniques (clin d’oeil à Chronos)… et pourquoi pas toilettes publiques !) qui pourraient donc faire office de « feux de camp » mémoriels. Les horizons sont infinis… Il ne reste plus qu’à creuser nos méninges, et à prêcher la bonne parole auprès des territoires !

Si le sujet vous stimule et que vous vous sentez d’humeur créative, n’hésitez pas à faire part de vos idées / concepts, que je réintégrerais dans ce texte. L’innovation urbaine, c’est comme l’amour : c’est toujours mieux à deux (ou plus) !! :-)

Publié initialement sur le blog Pop-up urbain

Crédits photo en licence CC sur Flickr : Stuck in Customs , zapdelight

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TICE: évaluez, rémunérez… virez http://owni.fr/2010/09/14/tice-evaluez-remunerez-virez/ http://owni.fr/2010/09/14/tice-evaluez-remunerez-virez/#comments Tue, 14 Sep 2010 06:01:27 +0000 Sabine Blanc http://owni.fr/?p=20371

Loin d’être la panacée miracle pour révolutionner l’école, les TICE (Technologies de l’Information et de la Communication pour l’Éducation) sont dévoyées dans les pays anglo-saxons pour servir une politique d’“accountability punitive” issue du management des entreprises. En France, on trouve des traces de cette pensée. C’est la thèse défendue, entre autres, par Alain Chaptal, ingénieur Télécom Paris et docteur de l’Université Paris X en sciences de l’information et de la communication, dans son mémoire “Les cahiers 24×32, la situation des TICE et quelques tendances internationales d’évolution”, publié en mars dernier.

Alain Chaptal évoque surtout le cas des États-Unis sur ce point. S’ils utilisent depuis longtemps, et dans un consensus général, les technologies éducatives pour pallier les difficultés de leur système, “l’administration Bush a toutefois profondément modifié le contexte général avec la loi NCLB (No Child Left Behind, ndlr)  adoptée au début de son premier mandat, fin 2001″. Un infléchissement significatif de la politique de son prédécesseur Bill Clinton.

Exit les visées pédagogiques, la loi NCLB a fixé des objectifs de réussite aux élèves, enjoints d’atteindre le niveau “proficient”, “bon”, en anglais et en mathématiques d’ici 2013, et a généralisé le recours aux tests. En ligne de mire, les professeurs :

La loi NCLB a mis en avant la notion de « accountability », rendant les établissements et leurs enseignants responsables des progrès de leurs élèves et les sommant de rendre des comptes.

Alain Chaptal décortique les visées de cette logique : “l’administration Bush a, de manière très cohérente vis-à-vis de NCLB, insisté sur la technologie comme outil d’analyse des données issues des tests pour définir des profils d’apprentissage et de succès fondés sur les statistiques tirées des résultats des élèves. On a donc assisté au développement d’une culture du résultat, fondée sur le triptyque transparence-indicateurs-incitations, reposant sur des indicateurs simplistes et aboutissant à une stigmatisation des écoles en échec.”

L’entrée dans “l’ère des comptables”

C’est l’entrée dans “l’ère des comptables”. Les TICE ont permis de récolter des traces exploitables pour évaluer l’élève, mais aussi l’enseignant. De là à les rémunérer à la “performance”, il n’y a qu’un pas, qui est en train d’être franchi.

La loi NCLB prévoit “en fonction des résultats aux tests un arsenal de sanctions allant, au bout de cinq années consécutives de non respect de la règle des progrès annuels (Adequate Yearly Progress ou AYP), jusqu’à la fermeture de l’école, le licenciement de ses personnels ou sa transformation en Charter School“. (des écoles expérimentales dérogatoires, à financement public, ndlr).

Et comme les objectifs sont inatteignables, de plus en plus d’écoles sont menacées de sanctions. En 2008-2009, “5.300 écoles exposées aux sanctions les plus radicales”, note-t-il.

Manipulations des chiffres

Assigner des objectifs, pourquoi pas, encore faut-il que ceux-ci soient définis avec précision, ce qui n’est pas le cas de la NCLB. Résultat, on a assisté à “une multitude de manipulations de la part des États chargés d’administrer ces tests mais soucieux avant tout de présenter des résultats positifs témoignant de l’excellence des politiques suivies.” Avec comme corollaire une baisse du niveau pour améliorer les résultats, “aboutissant à des disparités considérables entre États voire à des contorsions statistiques.” Au détriment des cas extrêmes, élèves trop mauvais ou trop bons, qui ne sont pas susceptibles de faire changer la notation des établissements.

Si cette politique basée sur une vision comptable empruntée à l’entreprise n’est pas nouvelle, elle prend à cause des TICE une tournure beaucoup plus poussée : “Mais ce qui donne davantage d’ampleur cette fois-ci, c’est la possibilité d’exploiter les nombreuses données issues des traces numériques découlant de l’utilisation des TICE, de mettre en évidence des profils d’apprentissage ou de progression, et, par là même, d’espérer lier la mesure de l’efficacité de l’enseignant aux résultats de ses élèves et de fonder ainsi un système de rémunération basé prioritairement non plus sur l’ancienneté mais sur le mérite.”

La fonction de l’enseignement s’en trouve dévalorisée. Déjà, c’est sous-entendre que l’enseignant a besoin de ces données “frustes”,  pour évaluer les élèves critique Alain Chaptal. Ensuite, c’est penser, à tort que la politique de la carotte et du bâton sera efficace :

“Le présupposé implicite de cette approche est, en effet, que les enseignants ne font pas le maximum et qu’une incitation financière les pousserait à le faire, une vision simpliste non seulement en contradiction absolue avec ce qui constitue partout la culture enseignante mais également avec la réalité qui est que, confrontés à des élèves difficiles en rupture, les enseignants ne savent, le plus souvent, tout simplement plus quoi faire pour arriver à les intéresser.”

Cette logique dénommée “Nouvelle Gestion Publique” ou “Nouveau Management Public” peut s’appliquer à d’autres services publics. Les managers aux manettes imposent de “se conformer à de nouvelles règles de gestion en assumant les principes du ‘business’ dans leurs relations aux usagers.” Dans ce contexte, on voit se développer une méfiance vis-à-vis des professeurs, “qui alimente l’objectif d’une éducation ‘Teacher Proof’, à l’épreuve des professeurs, imperméable au facteur humain.”

Barack Obama confirme la tendance

Si elle n’était que le fait d’une minorité, cela ne serait pas inquiétant, or c’est une tendance forte actuellement souligne Alain Chaptal. Et Barack Obama, contrairement à ce que l’on aurait pu croire, va dans ce sens. Sous la houlette de son ministre de l’Éducation Arne Duncan, le fonds Race to the top a été mis en place pour financer des initiatives au niveau des États, “selon divers axes prioritaires parmi lesquels : développer des standards communs, développer un système de suivi des données longitudinales pour améliorer l’enseignement, différencier l’effectivité des principaux et des enseignants selon leur performance, améliorer l’affectation équitable des enseignants, ‘turning around struggling schools’… L’accent est mis sur la rapidité du « feed back » pour les tests (un délai de 72 heures maximum est souhaité), ce qui impose le recours à des technologies d’évaluation très automatisées donc fondées sur les TIC. S’y ajoutent des critères préalables pour que les États soient éligibles : qu’aucune législation ne limite l’ouverture de Charter Schools ni le fait de pouvoir utiliser les résultats des élèves pour évaluer enseignants et principaux.”

Une logique qui suscite des levées de boucliers dans les milieux de la recherche. Ces derniers dénoncent son manque de fondement, en contradiction avec la pseudo-scientificité avancée pour la justifier. L’association américaine de la recherche en éducation, l’AERA indiquait ainsi :

“AERA agrees that measurement of student achievement must be regarded as central to evaluation of efforts at school improvement. However, neither research evidence related to growth models nor best practice related to assessment supports the proposed requirement that assessment of teachers and principals be based centrally on student achievement.”

En France, des traces de cette pensée

Le terme “turning around”, emprunté directement au monde de l’entreprise, est une illustration emblématique de cette logique. Le turning around fait parti des quatre solutions proposées aux écoles en situation d’échec au regard des objectifs assignées. Dans ce qui s’apparente à une stratégie du choc appliquée à l’école, pour reprendre l’expression de Naomi Klein, on “licencie le principal et la moitié du corps enseignant pour mettre en place une nouvelle gouvernance et de nouveaux programmes”. Sans, là encore, que l’efficacité de la “méthode” soit prouvée.

C’est sur une tonalité inquiète qu’Alain Chaptal conclut ce panorama de ce glissement dans l’usage des TICE, qu’il qualifie de “préoccupante”. Faut-il craindre la même évolution en France ? Il énumère des traces d’une telle tentation anglo-saxonne, du rapport Camdessus, “le livre de chevet” de Nicolas Sarkozy, au rapport Attali pour la libération de la croissance. Il s’attarde plus sur un document de 2008, le rapport Maguain, resté inconnu du grand public, qui indique :

« b) Rémunérer en partie les enseignants en fonction de leur mérite » :

« Les mécanismes du type salaire au mérite fonctionnent lorsqu’ils s’accompagnent d’un certain nombre de garde-fous afin d’éviter leurs effets pervers (manipulation, collusion etc.). …/… L’exploitation des évaluations des élèves pourrait également servir à renseigner l’enseignant sur les acquis et les besoins de chaque élève afin de différentier sa pédagogie, d’ajuster les rythmes d’apprentissage et de mettre en place si nécessaire une aide davantage individualisée. »

Autre contribution dans ce sens, le rapport Le Mèner sur la revalorisation du métier d’enseignant. Dans la rubrique « Apprécier la performance de l’enseignant devant les élèves » :

« La revalorisation du métier d’enseignant implique de mieux reconnaître la performance pédagogique réelle de l’enseignant et de récompenser celle-ci. »

“S’agit-il de ballons d’essais destinés à préparer l’opinion, de véritables intentions, d’un manque d’imagination que pallie une forme sournoise de « copier-coller » ?” s’interroge Alain Chaptal. À la lecture de son mémoire, on espère que le ballon va exploser en plein décollage.

À lire “Les cahiers 24×32, la situation des TICE et quelques tendances internationales d’évolution”, Alain Chaptal, Paris 8, Labsic Université Paris 13

Image CC Flickr timlewisnm ; image de Une Marion Boucharlat pour OWNI /-)

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