Comment l’info est devenue imaginaire. Comment elle révolutionne l’industrie

Le 14 décembre 2009

Avant d'être un pragmatique fasciné par Internet et la magie du réseau, je suis un rêveur hypnotisé par les livres. Je ne me déplace jamais sans, ils ont toujours accompagné ma route. Plus les livres me font rêver, plus ils me sont indispensables. Dans le business, on appelle les rêveurs des créatifs. C'est sans doute ce qui a sauvé ma carrière.

Avant d’être un pragmatique fasciné par Internet et la magie du réseau, je suis un rêveur hypnotisé par les livres. Je ne me déplace jamais sans, ils ont toujours accompagné ma route.
Plus les livres me font rêver, plus ils me sont indispensables.
Dans le business, on appelle les rêveurs des créatifs. C’est sans doute ce qui a sauvé ma carrière.

Ma mère me racontait que quand elle était enfant, elle se plongeait dans les histoires qu’ils distillaient et que c’était une façon de s’échapper, de voyager, de vivre autre chose. Aujourd’hui, elle lit 5 romans par semaine, mais elle garde toujours secret cet univers intérieur.
Le livre est l’un des supports matériels de l’imaginaire, la réalité intérieure qu’il partage avec son lecteur ne se diffuse que très rarement à l’extérieur.

J’ai appris à vivre ainsi, comme beaucoup d’entre-vous, sans doute: mon imaginaire intime, bien protégé par à l’intérieur de nous mêmes, et le monde matériel, qui n’en est qu’un très lointain reflet, parce que collectif et contraint.

Picasso et Jung ont dit, chacun à leur tour, que l’imaginaire était aussi réel que le matériel. Parce que le premier nous affectait autant que le second. Parfois plus. Or, tout ce qui nous affecte est réel, même s’il ne se matérialise pas collectivement. C’est la perception que nous avons des événements, réels ou imaginés, à partir du moment où ils nous affectent, qui leur donne corps, qui leur donne une “réalité” à nos yeux.

“Tout ce qui peut être imaginé est réel” (P.Picasso).

Le réel c’est notre perception, ou plus précisément, notre expérience du monde et de nous-mêmes.

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L’expérience, voilà un terme qui définit parfaitement la structure des usages du XXIe siècle. Avec l’arrivée du virtuel, du web et du jeu-vidéo, nous sommes entrés dans la civilisation de l’expérience.

“Tout ce dont je fais l’expérience est psychique, jusqu’à la douleur physique, dont je ne ressens que la transcription psychique” (C-G. Jung).

Cependant, si dans la sphère personnelle, l’imaginaire et le concret se bataillent, dans la sphère sociale, tout ne se fusionne pas aussi aisément. Hors de l’intime, il reste une barrière. On ne peut que constater cette impuissance du monde à incarner parfaitement l’imaginé. Parce qu’il est contraint, c’est à dire univoque, alors qu’il est collectif. Impossible alchimie.

Je me suis souvent surpris à imaginer ce que serait un monde où notre imaginaire s’incarnerait systématiquement dans le réel.
Parce que nous sommes plusieurs, cette “réalité” serait forcément multi-couches.
Le monde matériel est assez limité. Et, majoritairement, sombre et frustrant. Sa vitalité dépend d’un certain nombre de béquilles qui, si elles venaient à disparaître, feraient sans doute s’effondrer tous les espoirs. C’est d’ailleurs la thèse déroulée par le roman et le film “La Route“: les humains s’y suicident les uns après les autres, ou s’entredévorent, après qu’une guerre nucléaire a détruit toute possibilité de se nourrir!

Le monde n’est d’ailleurs pas aussi sombre et pervers qu’il le serait s’il était la transcription parfaite des imaginaires humains. Tout simplement parce que les hommes sont obligés de façonner dans la matière collective ce qu’ils ont dans le coeur.
Or, il y a une rupture entre le monde imaginaire et le monde réel, qui vient du fait que si vous êtes seul à façonner un tas de boue vous pouvez espérer réaliser à peu près ce que vous portez en vous (sauf moi, j’ai toujours été nul en poterie).
Alors que si vous êtes plusieurs, il faut façonner ensemble.
Le process de l’oeuvre collective est évidemment fascinant. Sans doute plus riche qu’une oeuvre solitaire, puisqu’il s’agit d’une tentative de matérialisation de plusieurs imaginaires. Mais il n’est pas vraiment collectif, parce que les mécaniques de collaboration sont déformées par de nombreuses barrières physiques.
Surtout, ce process n’est pas “juste”, même s’il est de temps en temps démocratique. Son évolution dépend généralement du degré de pouvoir des uns et des autres.

Pour faire passer ses rêves dans le monde matériel, il faut donc beaucoup de pouvoir. Avec beaucoup de pouvoir, on pousse plus facilement les autrs à façonner la matière selon nos propres désirs, et la contrainte est moins forte parce que tout, ou presque, s’achète.

Pour que l’imaginaire se concrétise parfaitement, il faudrait donc que le monde autorise la coexistence de plusieurs couches de réalité simultanées.
Tout cela est parfaitement théorique… Mais là où je veux en venir, c’est que: cette capacité à matérialiser collectivement la simultanéité des imaginaires, on la retrouve sur Internet.

Même si cet imaginaire n’est pas, pour l’instant, très fécond: le réseau, trop fragmenté et peu confortable, ne sait pas encore bien intégrer les oeuvres plastiques, littéraires et cinématographiques.
Il est cependant, aujourd’hui, l’unique espace qui donne aux imaginaires cette persistance et cette image socialement perçues que l’on associe généralement à la matérialisation.

Qu’est-ce que cela nous apprend ? Cela nous apprend que le “network”, le réseau qui constitue Internet, ne relève pas de la matérialité telle que nous la percevons depuis toujours, mais qu’il relève essentiellement de l’imaginaire.

Je repense à ce qu’il m’arrive parfois de répondre à des étudiants en journalisme qui me disent qu’Internet c’est la mort du terrain: “Mais Internet est aussi un terrain d’investigation! Même si ce n’est pas au grand air”. Au grand air ou “irl”, comme on dit désormais, “in real life” (dans la vie réelle).

Internet, par sa capacité à développer matériellement, psychologiquement, et socialement le virtuel, a “capillarisé” le réel, au point d’en épouser l’essentiel des caractéristiques. Manque le “grand air”, donc, l’élément physique… mais avec les nouveaux outils tactiles et/ou utilisant des accéléromètres comme le iPhone ou la Wii, cette frontière du physique s’estompe peu à peu.

A sa façon, Internet est en train de donner corps aux théories de Jung et à la citation de Picasso: “Tout ce qui peut être imaginé est réel”.

Il est finalement ce qui se rapproche le plus du concept de l’astral, théorisé (entre autres) par les bouddhistes. L’astral désigne l’espace collectif où se concentrent les rêves avant leur réalisation dans la matière. Je ne sais pas si les bouddhistes ont raison, mais je constate que ce qu’ils décrivent ressemble beaucoup, dans ses mécanismes, à Internet!
Sauf que cet astral collectif relèverait du domaine de l’inconscient. Alors que sur Internet, tout circule au plan conscient. Tout est révélé. Thanks Google…

“La conscience provient d’une psyché inconsciente plus ancienne (ou plus large, NDA) qu’elle et qui, en collaboration avec la conscience ou en dépit de celle-ci, continue de fonctionner” (C-G.Jung)

C’est pour cela qu’il faut insister sur le fait que le Net n’est pas un média, ni un tuyau comme un autre. Mais un espace d’échanges imaginaires en partie matérialisé.

Le Net est donc un espace où s’échangent des informations imaginaires. De la rumeur au détournement, en passant par le témoignage et la révélation, toute information partagée sur le Net doit être considérée comme imaginaire, avant qu’elle n’entre dans un processus de matérialisation.

Comment se définit une matérialisation ? Il s’agit d’un processus collectif de validation dans la perception et de mise en forme d’une “idée”. Que cette matérialisation soit “physique” (papier, télévision) ou plus virtuelle, mais toujours socialement acceptée (média web ou mobile).
Sur le web, cette “validation” est néanmoins beaucoup plus flottante. Et mutante…
C’est le “risque” entraîné par la rencontre, l’entremêlement, de deux mondes jusqu’ici séparés: process imaginaire (puissant et chaotique), process matériel (faible et contraint).

Cela nous en dit également beaucoup sur la façon dont l’industrie doit aujourd’hui s’organiser autour de ce réseau.

Je vais m’en tenir à l’industrie de l’information, puisque c’est mon métier, mais on pourrait appliquer cette réflexion à l’ensemble des secteurs d’activité.

Pendant longtemps (et aujourd’hui encore!), l’industrie de la presse papier, par exemple, s’est considéré comme le coeur, et a entrepris Internet comme une destination. Comme l’une des matérialisations de son métier d’informer et de faire du “lien”.
Or, c’est justement tout le contraire. Aujourd’hui, le coeur de l’information et des échanges sociaux, c’est le réseau. L’industrie de l’info papier étant l’une des matérialisation de ce réseau.
C’est pour cela qu’il est idiot de vouloir monétiser Internet en se disant qu’Internet va remplacer les supports traditionnels.

Internet a surtout renversé le rapport des compétences dans l’univers de l’information, et placé les supports à la périphérie.

Aujourd’hui, je distingue donc deux types de compétences :

1) Les compétences de valeur (réseau):

- Le “journalisme”: à concevoir comme un réseau de compétences (comprenant ceux que l’on appelait jadis les journalistes), dont l’objet est la production et la valeur ajoutée de l’information. Ce journalisme de demain ne doit plus être considéré comme une rédaction physiquement rassemblée, mais comme une dynamique d’échanges. Non plus comme un métier mais comme une compétence. Une compétence forcément partagée qui relève du réseau (Internet), mais plus d’une industrie en particulier.

2) Les compétences de support (industrie):

- L’industrie du papier: elle s’occupe de la destination “print” du journalisme. Elle l’organise et le monétise.
- L’industrie de la télévision: elle s’occupe de la destination “broadcast” du journalisme. Elle l’organise et le monétise.
- L’industrie du web: elle s’occupe de la destination “web” du journalisme. Elle l’organise et le monétise.
- L’industrie du mobile: … etc etc

Cette classification a au moins le mérite de mettre en lumière le drame de l’information d’aujourd’hui: c’est l’industrie du papier qui s’occupe également de la destination “web” du journalisme.
Résultat: elle est incapable de l’organiser, et surtout de la monétiser. Ce n’est pas son métier.
C’est à l’industrie du web d’inventer les supports et les mécaniques web du journalisme. C’est à dire à la génération des start-up du web, celle qui a donné naissance à Twitter, Google, Facebook, Yahoo, Skype ou Amazon.

» Article initialement publié sur Demain, tous journalistes ?

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