Image politique, quand l’instant saisi devient allégorie

Le 9 juillet 2010

Pour illustrer une nouvelle révélation dans l'affaire Woerth, Liberation.fr a pris une image de 2009. Malgré le décalage temporel, elle résume parfaitement la situation.

Un moment saisi à la volée à la sortie d’une réunion à l’Élysée… Une image qui ne voulait rien dire et qui a trouvé un sens, retrospectivement, au gré de l’actualité politique… Soudain, l’instant saisi devient allégorie, l’image muette, pure monstration d’une configuration du hasard, devient la représentation d’une affaire d’Etat, par le seul vouloir d’un rédacteur de Libération.fr… qui a probablement repris l’illustration choisie par LePost.fr (merci encore une fois à Patrick Peccatte)

Ce que j’ai toujours aimé dans la photographie, le cinéma documentaire et certaines fictions, dans la saisie immédiate de la réalité matérielle par le procédé photographique, c’est la manière dont, par ses différents niveaux de cadrage, l’image saisie dans l’incandescence de l’instant présent peut devenir allégorie… Ce moment où l’oeil du sujet imageant propose un sens implicite à son spectateur, dévoile un ordonnancement du visible qui ne renvoie soudain plus à lui même dans la tautologie de l’acte photographique (sa transparence pourrait-on dire) mais dégage l’image vers un ailleurs, une référence extérieure qui l’habite pourtant… Ce qui fait la force d’une photographie et peut lui permettre d’accéder au champ de l’esthétique et au domaine de l’art, c’est justement cette aptitude à transfigurer la réalité matérielle pour en faire une allégorie, à l’encontre de son contexte historique parfois…

Ces moments d’assomption de l’allégorie dans l’image photographique prise sur le motif sont ainsi nombreux dans un film comme Shoah, dans la fameuse scène avec Abraham Bomba par exemple, dans laquelle le coiffeur de Tel Aviv devient progressivement le coiffeur de Treblinka et son client un condamné à mort auquel le spectateur s’identifie, sous l’effet de son terrible récit …

On peut aussi citer, ô combien ! l’œuvre de Krzysztof Kieslowski qui, du documentaire à la fiction, a travaillé à l’équilibre des deux tendances que Kracauer confère au cinéma et à la photographie, la tendance “formatrice” et la tendance “réaliste” sa capacité à formuler et sa capacité à montrer… Ainsi, les nombreux guichets qu’il filme comme des vitres trouées d’un cercle d’air, sont parfois chez lui des allégories de l’image cinématographique, cette transparence trouée, et il devient très intéressant d’en étudier les occurrences…

La réunion d’objets devenus signes dans un champ, par le travail du cadre, la référence à un contexte idéologique, culturel ou affectif qu’une certaine catégorie de spectateurs peut saisir, la survivance dans les corps et les formes visuelles des paradigmes anciens de l’Histoire des images, sont autant d’éléments susceptibles d’informer l’image photographique pour en faire une allégorie.

Dans le contexte d’une affaire d’État

Dans le cas présent, on voit que c’est le contexte immédiat, contexte politique d’une affaire qui prend chaque jour de l’ampleur, qui a “transformé” une photographie prise en 2009, sans signification particulière, en allégorie contemporaine. Un rédacteur de Libération.fr l’a reprise aujourd’hui pour signifier la panique qui saisit le sommet de l’État devant les informations mises en ligne par le site Mediapart. Contrairement aux images de la série précédente, aucun lien organique direct ne peut ête établi entre cette photographie et l’actualité, pourtant, si bien sûr elle n’informe pas, elle illustre de manière allégorique la situation. Et l’on voit peut-être ici encore l’image prendre position…

Ça part dans tous les sens !  Eric Woerth qui tient un dossier sûrement intéressant et vérifie qu’il a bien quelque chose dans sa poche est poussé au premier plan devant les objectifs, mais tout se passe dans son dos, il tente de se retourner pour saisir ce qui se trame à son sujet derrière lui entre les deux seules personnes qui se regardent… La tête de Brice Hortefeux semble lui pousser sur l’épaule, mais il est ici dans la position du comploteur qui regarde en coin s’éloigner un rival… Nicolas Sarkozy, quant à lui, tend la main à un interlocuteur à demi caché (sûrement Benoist Apparu, paradoxalement) mais semble surtout essayer d’attraper une main secourable, cette salutation ressemble ainsi, dans le contexte actuel, à une demande d’aide…

Des hommes de l’ombre agissant en coulisse

Pourtant l’ampleur du geste pourrait aussi nous laisser penser qu’il a poussé Woerth vers l’avant, ce qui expliquerait que celui-ci se retourne… L’image est recadrée par un montant de porte à droite, marge floue et sombre de l’affaire, et témoigne de la dimension réaliste et spontanée de la prise, devenant une intrusion, un dévoilement, et établissant un seuil que n’a pas encore franchi Eric Woerth… cependant il se rapproche, seul, de la porte de sortie…

La légende est intéressante parce qu’elle ne cite que Woerth et Sarkozy, Hortefeux caché mais présent et Apparu (probablement) sont ici les représentants des hommes de l’ombre et des éminences grises qui agissent en coulisse, de manière anonyme, dans cette affaire qui devient incontrôlable… comme les trajectoires des personnages présents dans l’image…

Enfin, au milieu, un drapeau français rappelle le lieu et sert de contre-point “moral” à la scène saisie sur le vif.

Voilà comment une image tirée des archives (dont je n’ai pas trouvé trace sur Google Image) devient allégorie en fonction d’un contexte particulier, quelques mois plus tard. Le rédacteur aura trouvé là matière à représenter visuellement la situation politique du moment.

Illustration : capture d’écran de Libération.fr le 6 juillet à 9 h.

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Billet initialement publié sur Parergon, un blog de Culture visuelle

À lire sur le même sujet sur Parergon : Affaire Woerth, images d’un conte pas très suisse…

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