Indécences franco-tunisiennes

Le 28 janvier 2011

Jean-François Bayart revient sur le lent et ridicule changement de position de la France sur le régime de Ben Ali et pointe quatre considérations qui font craindre que le changement attendu en Tunisie ne soit pas au rendez-vous.

Trois ans après avoir intitulé une chronique «Obscénité franco-tchadienne», je me vois obligé d’en titrer une autre «Indécences franco-tunisiennes», tant le bilan de l’hyper-président se situe décidément aux antipodes des promesses de l’hyper-candidat en faveur de la démocratie urbi et orbi et relève de la pornographie diplomatique. Certes, Nicolas Sarkozy n’a été que le dernier en date des chefs d’État français à prodiguer un soutien inconditionnel au régime de Ben Ali. Il ne fut pas le seul à avoir la berlue quand il voyait «progresser l’espace des libertés» en Tunisie, et son prédécesseur, Jacques Chirac, avait tenu des propos tout aussi scandaleux.

Quant à François Mitterrand, il n’avait pas montré plus de réticence à l’encontre de la restauration autoritaire dans laquelle n’avait pas tardé à s’engager l’homme du «Changement», deux ans après sa prise du pouvoir, le 7 novembre 1987, qu’à l’égard des processus similaires qui avaient prévalu en Afrique subsaharienne dans le sillage du grand mouvement de revendication démocratique de 1989-1990 ou qu’à celui de l’écrasement du Front islamique du salut par l’armée, en Algérie, en 1992.

Porte de France à Tunis

Incompétences et Hénormités !

Pourtant, le gouvernement de Nicolas Sarkozy a pulvérisé les records de l’insanité et de la cécité politiques. A tout seigneur tout honneur, la palme de l’incompétence et de l’Hénormité revient sans doute à Michèle Alliot-Marie qui, ministre des Affaires étrangères, et à deux reprises, n’a su que proposer le «savoir-faire» français en matière de maintien de l’ordre, alors que les morts se comptaient déjà par dizaines. Drôle de conception de la diplomatie, singulière idée de la démocratie!

Le propos était d’autant plus surréaliste que «MAM», ancienne ministre de la Défense, puis de l’Intérieur, est mieux placée que quiconque pour savoir que la Place Beauvau a développé une coopération policière de grande ampleur avec la Tunisie de Ben Ali, depuis vingt-trois ans, avec les résultats que l’on voit. La France a vendu à celui-ci des moyens techniques surdimensionnés qui lui permettaient d’écouter deux fois l’ensemble de ses sujets. Elle lui a envoyé des officiers de liaison et des agents du SCTIP qui ont pu observer de près la manière dont le régime surveillait, emprisonnait, battait, torturait et condamnait à la mort sociale les opposants (et leur famille).

«bien connaître la situation»

Aussi faut-il prendre au mot la déclaration pontifiante du ministre de l’Agriculture, Bruno Le Maire, le 11 janvier, rappelant qu’«avant de juger un gouvernement étranger» il fallait «bien connaître la situation». La «situation», les autorités françaises la «connaissaient» fort bien, de l’intérieur, pour en être parties prenantes (et trébuchantes puisque cette coopération policière charriait son lot de contrats). Il leur était aussi loisible de lire les travaux de science politique que les chercheurs d’un CNRS dont elles sont promptes à railler l’improductivité avaient publiés: par exemple Le Syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali de Michel Camau et Vincent Geisser (Presses de Sciences Po, 2003), ou La Force de l’obéissance. Economie politique de la répression en Tunisie de Béatrice Hibou (La Découverte, 2006).

Même la désespérance sociale de la jeunesse, à l’origine du soulèvement, était parfaitement documentée grâce aux remarquables analyses de Samy Elbaz1 . Et la fragilité de la réussite économique de la Tunisie avait bel et bien été annoncée dès la fin des années 19902 . Il n’y avait pas un pan du régime de Ben Ali qui restait ignoré.

L’illusion de la “stabilité”

Simplement, la plupart des politiques, des hauts fonctionnaires, des journalistes et des intellectuels français ont préféré prendre pour argent comptant son discours de légitimation et se persuader qu’il était un rempart nécessaire contre l’islamisme, l’ultime défenseur des droits de la femme, un «miracle», un havre de «stabilité» et d’«ouverture» à l’Occident. Nonobstant les évidences. La répression du parti islamique le plus modéré du monde arabe, Ennahda (Renaissance), a fait de la Tunisie l’une des principales pourvoyeuses de djihadistes convertis à la cause de Ben Laden et n’a pas empêché l’attentat contre la synagogue de Djerba en 2002, que le régime avait pitoyablement essayé de travestir en banal accident, à la grande fureur de l’Allemagne dont plusieurs ressortissants avaient péri dans l’explosion.

Le statut juridique des femmes est peut-être meilleur en Tunisie qu’au Maroc ou en Algérie, mais ces dernières n’y ont toujours pas les mêmes droits de succession que les hommes: la rente bourguibienne en la matière est depuis longtemps épuisée. Le «miracle économique» était pour l’essentiel un trompe l’Å“il, et l’aisance des classes moyennes reposait sur un surendettement toxique.

Enfin, l’effondrement subit de Ben Ali et les violences auxquelles il donne lieu nous rappellent de quoi était faite cette «stabilité» et confirme que les eaux dormantes sont les plus dangereuses. A laisser trop longtemps fermée la cocotte minute, elle explose, et le spectre de la guerre civile guette maintenant le mythique «pays du jasmin». La triste vérité est que les élites françaises, toutes professions confondues, se sont lourdement compromises et ont entraîné l’Union européenne dans leur illusion, voire leur veulerie (je mettrai à part Frédéric Mitterrand qui jusqu’au bout a soutenu Ben Ali, mais qui a des circonstances atténuantes s’il est vrai qu’il est citoyen tunisien: il était à la merci de la police du régime!)

Le comique volte-face français

L’exercice d’auto-justification et de rétro-clairvoyance auquel se livrent les uns et les autres depuis quelques jours n’en est que plus comique, la médaille d’or devant cette fois-ci être attribuée à l’amiral Jacques Lanxade, ambassadeur de France à Tunis de 1995 à 1999, dont la langue de bois était d’ébène lorsqu’il était en fonction, et qui assure aujourd’hui sans rire que «cette révolution était inéluctable», que «la dérive autoritaire de ce régime le condamnait» et qu’il en avait averti Paris «dès 1999»3. Les connaisseurs apprécieront à leur juste valeur ce plaidoyer pro domo –et rendront hommage à Yves Aubin de la Messuzière, en poste de 2002 à 2005, qui, de pair avec son équipe, en particulier son premier conseiller, Jean-Pierre Filiu, et son conseiller culturel, Jean Hannoyer, mit en Å“uvre une diplomatie aussi professionnelle que lucide et courageuse, étant enfin l’ambassadeur de France près la Tunisie, et non l’inverse.

Désormais, Nicolas Sarkozy entend se tenir aux côtés du peuple tunisien dans sa marche vers la démocratie. Mieux vaut tard que jamais. Sauf que le soutien de la France aux démocrates équivaut au baiser de la mort, si l’on en juge par la séquence tchadienne de 2007-20084 Pour une critique (de l’intérieur) de l’opposition « démocrate », voir Sadri Khiari, Tunisie : le délitement de la cité. Coercition, consentement, résistance, Paris, Karthala, 2003.. Sauf aussi que les erreurs d’hier ne prédisposent pas à la sagacité du lendemain.

Une révolution de palais

Jusqu’à preuve du contraire, il est moins question, à Tunis, de «transition démocratique» ou de «révolution politique», comme on l’entend dire, que de reproduction ou de restauration autoritaire. Bien sûr, c’est un vaste et remarquable mouvement social qui a ébranlé le régime, et l’on ne saluera jamais suffisamment le courage dont ont fait preuve les manifestants. Ces derniers, au demeurant, reprenaient le flambeau des protestataires des années précédentes qui avaient déjà exprimé leur colère, notamment à Gafsa, en 2008 et 2009, et à Benguerdane, en 2010, au péril de leur liberté, voire de leur vie.

Néanmoins, Ben Ali a été chassé vendredi par une révolution de palais plutôt que par la foule: soit par les hiérarques du parti unique, qui se sont débarrassés de leur fondé de pouvoir avant que celui-ci ne les entraîne dans sa chute ; soit par l’armée, dont l’un des chefs d’état-major, Rachid Ammar, venait d’être renvoyé, qui désapprouvait le bain de sang et qui n’était sans doute pas fâchée de prendre sa revanche sur la police. La Tunis de janvier 2011 fait plus penser à la Bucarest de décembre 1989 qu’à une situation réellement révolutionnaire. La chute a été trop rapide pour être honnête.

Juste un nouveau “Changement” ?

Le risque est donc grand de voir le régime se refermer comme une huître à la première occasion venue, comme il l’avait déjà fait après le «Changement» du 7 novembre 1987, ou à l’instar de la République algérienne après les émeutes d’octobre 1988 et l’intermède démocratique auquel avait mis fin l’armée à la suite de la victoire électorale du Front islamique du salut.

Quatre considérations le font redouter.

En premier lieu, le parti islamique Ennahda est sans doute la seule force politique organisée, disposant d’une véritable base sociale, en dépit de la terrible répression qu’il a subie et de l’exil de ses principaux leaders. S’il menace d’arriver au pouvoir, l’opinion tunisienne peut être tentée de se réfugier à nouveau derrière une dictature protectrice qui sans nul doute bénéficiera du soutien de l’Occident.

En deuxième lieu, ceux que l’on nomme les « démocrates », quelle que soit la détermination de certains d’entre eux, n’ont précisément pas hésité à cautionner l’écrasement policier de la mouvance islamique entre 1989 et 1994, leur libéralisme s’arrêtant là où commençait le militantisme d’Ennahda. Leur capacité à démocratiser le pays est sujette à caution et supposerait de toute manière qu’ils surmontent leurs divisions picrocholines5 .

En troisième lieu, le régime Ben Ali ne reposait pas seulement sur la coercition, mais aussi –comme l’a démontré Béatrice Hibou– sur de multiples transactions, en particulier économiques, qui forgeaient un consensus, en même temps qu’elles garantissaient le contrôle politique et social de la population. Le crédit bancaire a été un rouage central de cette économie politique et morale du «pacte de sécurité» que l’État avait octroyé à la société –une économie politique dont rien ne dit que le renversement de la «Famille» suffira à la mettre à bas. La dénonciation de la «corruption» d’une «mafia» prédatrice ne peut tenir lieu d’analyse et participe d’un certain infantilisme.

Enfin, le régime Ben Ali s’inscrit dans une longue tradition de réformisme étatique et autoritaire que le beylicat, province ottomane, avait héritée des Tanzimat, qu’il a consacrée avec le Pacte fondamental de 1857 –dit justement, en arabe, «Pacte de sécurité» (Ahd al-amar)– sous-jacent à la Constitution de 1861, que le Protectorat français a recomposée au service de ses intérêts impériaux, et dont le Néo-Destour a été l’apothéose nationaliste. Ben Ali n’a fait que prolonger cette tradition en la mettant au goût du jour, celui d’un néo-libéralisme de façade et d’un Partenariat euroméditerranéen de complaisance.

La crise politique actuelle intervient à la confluence de ces différents facteurs. Les tenants d’un pouvoir autoritaire –que l’on aimerait pouvoir qualifier de « sortant », mais il serait prématuré de ne voir dans les milices du RCD que de simples «nostalgiques» tant peut-être l’avenir leur appartient encore– cherchent précisément à faire regretter aux Tunisiens ce fameux «pacte de sécurité» en enclenchant une stratégie de la tension pour redonner au «consensus» sa légitimité. Le pari n’est pas aussi insensé qu’il y paraît. En effet, l’opposition «démocrate», voire islamiste, n’est pas étrangère à cette mythologie politique.

La «tunisianité» dont chacun se gargarise, de part et d’autre de la mer Méditerranée, n’est que l’expression idéologique de cette culture politique du pacte réformiste autoritaire6 . Dans un très bel essai, Hélé Béji avait décrypté dès 1982 le «désenchantement national» et expliqué comment «l’instance qui m’a libérée est bien celle qui me domine aujourd’hui», en un «dédale monstrueux»7 . Force est de reconnaître que la Tunisie reste un havre du nationalisme arabe, nonobstant sa légendaire «ouverture». L’ennemi qu’elle devra vaincre pour se démocratiser, avant même l’«amitié» intéressée et bornée de la France et de l’Union européenne, est son propre orgueil identitaire. Un orgueil que flatte son aura, trop vite décernée, d’avoir couvé la première révolution dans le monde arabe.

>> Article initialement publié sur le blog Mediapart de Jean-François Bayart

>> Photo FlickR CC : Ashley R. Good, damiandude

  1. Samy Elbaz, « Quand le régime du “changement” prône la “stabilité” : mots et trajectoire de “développement” en Tunisie », Revue Tiers monde, 4 (200), 2009, pp. 821-835. []
  2. Béatrice Hibou, «Les marges de manÅ“uvre d’un “bon élève” économique : la Tunisie de Ben Ali», Les Etudes du CERI, 60, décembre 1999. []
  3. Journal du Dimanche, 15 janvier 2011 []
  4. Jean-François Bayart, «L’hypo-politique africaine d’un hyperprésident», Savoir-agir, 5, septembre 2008, pp. 164-165. []
  5. Pour une critique (de l’intérieur) de l’opposition « démocrate », voir Sadri Khiari, Tunisie : le délitement de la cité. Coercition, consentement, résistance, Paris, Karthala, 2003. []
  6. Sadri Khiari, Tunisie : le délitement de la cité, op. cit., et Béatrice Hibou, La Force l’obéissance, op. cit., chapitres 8 et 9. []
  7. Hélé Béji, Désenchantement national. Essai sur la décolonisation, Paris, François Maspero, 1982, p. 14. []

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