Roberto Saviano défie le pouvoir italien

Le 21 mars 2011

Auteur à succès et ennemi de la mafia avec son livre "Gomorra", Roberto Saviano est en train de devenir un puissant contrepoids médiatique en Italie. Et sa dernière émission a beaucoup irrité Berlusconi.

La sortie ce mois-ci en Italie du livre de Roberto Saviano “Vieni via con me” (“Pars avec moi”), qui caracole au top des meilleures ventes, pose une question enthousiasmante. La télévision, ce vieux média à papa, aurait-elle encore une utilité ?  Mieux : aurait-elle le pouvoir de diffuser la connaissance, de faire cogiter les “cerveaux disponibles”, voire de déstabiliser un pouvoir politique corrompu ? Et, ainsi, de créer les conditions d’une démocratie plus saine ?

Dans un pays mondialement réputé pour la qualité exécrable de ses programmes télévisés, où le Premier Ministre en personne possède la plupart des grandes chaînes, la chose semblait plus qu’utopique, impensable. Et pourtant, si l’on en croit le succès d’une émission diffusée en fin d’année dernière sur la chaîne RAI 3, dont le livre de Saviano reprend l’ensemble des propos, la réponse pourrait bien être positive.

Conçue et présentée par l’écrivain avec le journaliste Fabio Fazio, Vieni via con me avait emprunté son titre à la magnifique chanson composée en 1981 par le célèbre crooner italien Paolo Conte, “Via con me (It’s Wonderful)”. Au menu : de longs monologues ardus, sur l’histoire ou la Constitution italiennes, entrecoupés de séquences plus humoristiques, mais toujours impertinentes. Exemple : l’acteur Roberto Benigni entonnant la chanson “E tutto mio” (“Tout est à moi”), pour lister sur fond de guitare électrique tout ce que Silvio Berlusconi possède ou prétend posséder : villas, palais, institutions…

Plus de téléspectateurs que Real-Barça

Résultat plus qu’inattendu : dès la diffusion du premier des quatre épisodes, l’émission réunissait 7,6 millions de téléspectateurs, soit plus de 25% de part d’audience. Au troisième épisode, elle attirait 9,6 millions de personnes et atteignait 31,6% de part d’audience. Pour son quatrième et dernier volet, le 29 novembre dernier, elle battait même le match de foot opposant le Real Madrid au FC Barcelone et l’émission de télé-réalité la plus suivie du pays, Grande Fratello. Et ce, en abordant des sujets aussi peu glamour, a priori, que la gestion des déchets, l’euthanasie, la ‘Ndrangheta, ou encore l’histoire de la Constitution et du drapeau national.

Un record historique, sans compter qu’en trois semaines, les vidéos mises en lignes sur le site de la RAI ont été visualisées 8 millions de fois. Et celles mises en ligne sur Youtube 5,5 millions de fois. Le nom le plus souvent associé à la réussite exceptionnelle de ce programme, plus que celui de Fazio et bien que Benigni soit également venu prêter main forte (et voix qui porte) ? Celui de Roberto Saviano, dont les huit interventions n’avaient pourtant rien de comique.

Auteur en 2006 de “Gomorra”, le best-seller dont l’adaptation au cinéma a remporté le Grand Prix du Festival de Cannes en 2008, Saviano est aujourd’hui l’écrivain qui vend le plus de livres en Italie, ceux-ci étant par ailleurs traduits dans le monde entier. Depuis cette enquête choc sur la mafia napolitaine, le ténébreux jeune homme de 31 ans vit sous protection policière permanente car sa tête a été mise à prix. Ce qui ne l’a pas dissuadé de poursuivre ses recherches sur le crime organisé, ni de s’exprimer publiquement à ce sujet.

Le paramètre Mondadori

En revanche, pour publier le livre “Vieni via con me”, l’auteur a dû se résoudre à se séparer de ses éditeurs historiques, avec lesquels il disait pourtant entretenir des liens de fidèle affection. Le problème ? La directrice de ladite maison d’édition, Mondadori, n’est autre que Marina Berlusconi, la fille du Président du Conseil, lui-même étant actionnaire majoritaire via sa holding Fininvest.

Ces derniers mois, les clashs s’étaient multipliés entre la patronne, classée 48ème femme la plus puissante du monde par Forbes en 2010, et l’auteur le plus rentable de sa maison. Motif ? Roberto Saviano avait notamment affirmé en 2009, dans une interview que “le système politique italien ne peut pas faire sans la mafia”, et que “ses relations avec elles sont identiques à celles qu’il entretient avec les multinationales”. Et Silvio Berlusconi lui-même était monté au créneau, accusant l’écrivain de “diffamer le pays” en offrant une telle publicité à la mafia.

Plus problématique encore : Saviano avait ensuite déclaré soutenir les juges milanais dans leur tentative de faire comparaître le Président du Conseil devant les tribunaux. Marina Berlusconi s’était alors dite “horrifiée”, mais pas au point de résilier le contrat le plus juteux de sa maison. C’est donc l’auteur lui-même qui a finalement annoncé début mars son choix de publier “Vieni via con me” chez l’éditeur concurrent Feltrinelli.

Contrepoids médiatique

Plus libre de ses propos, l’écrivain profite désormais de la promotion de son livre, à l’occasion de rencontres dans les librairies de plusieurs grandes villes, pour dénoncer “l’invitation objective du chef du gouvernement à l’omerta”. Une partie de la gauche italienne, qui restait réservée quant à l’engagement politique de Saviano, jugé très limité jusqu’à présent, devrait lui en savoir gré.

Pour mémoire, les liens de Silvio Berlusconi avec Cosa Nostra sont déjà connus, notamment à travers le mafieux Vittorio Mangano, qui fut le chef d’écurie d’une de ses villas dans les années 1970. Ou encore l’arrestation l’an dernier de son allié politique le sénateur de Sicile Marcello Dell’Utri, condamné à sept ans de prison pour ses liens avec la mafia.

Fort du succès phénoménal de l’émission et du livre “Vieni via con me”, Roberto Saviano constitue aujourd’hui, en partie malgré lui, le contrepoids médiatique le plus puissant à “l’invincible” Silvio Berlusconi (comme il se qualifie lui-même). Ce dernier aura dorénavant du mal à employer contre lui sa méthode, qualifiée par l’écrivain de “machine à boue”, consistant à discréditer systématiquement ses adversaires politiques. La preuve : malgré ses démêlés avec Marina Berlusconi, un dirigeant de Mondadori a récemment déclaré à son sujet :

Saviano est et restera un auteur important pour notre maison.

Au pays de la politique-spectacle tous azimuts, qui célèbre ces jours-ci les 150 ans de son unité, Roberto Saviano est lui aussi devenu une star, au même titre que Silvio Berlusconi, qui doit son pouvoir à son statut de vedette plus qu’à un programme politique. Face à la télé Berlusconi, Saviano a donné la preuve qu’une autre télé, instructive et ambitieuse, est possible. En retournant ainsi contre l’ennemi ses propres armes, il a réussi à ébranler la toute-puissance médiatique du chef de gouvernement le plus contesté d’Europe.

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Crédits photo: Flickr CC Enrique Carnicero, dadevoti

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