La démocratie par tirage au sort

Le 18 novembre 2011

Campagne présidentielle ou non, le couple démocratie-élections s'impose aujourd'hui comme une évidence. D'autres systèmes de sélection sont pourtant possibles, notamment le tirage au sort, comme le rappelle Jean-Paul Jouary, chroniqueur iconoclaste.

Le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est de celle de l’aristocratie. – Montesquieu.

Il peut paraître choquant aujourd’hui de se demander si suffrage universel et la démocratie sont identiques, tant le droit de vote a été difficile à acquérir, et tant il est évident que les peuples qui en sont privés sont pour cela même privés de démocratie. De fait, il n’est pas de démocratie sans que le peuple opère ses choix par le suffrage universel.

Cela signifie-t-il pour autant que tout suffrage universel soit démocratique ? Aux Etats-Unis par exemple, parce que les juges sont élus, ils peuvent faire campagne en surfant sur les passions populaires du moment, quitte à ignorer ce que les lois ont de plus légitime et, dans certains Etats, usent même de la peine de mort à cette fin. A l’inverse, en France par exemple, on trouve normal de ne pas élire les jurés d’assises, mais de les tirer au sort, parce que les élire conduirait ici aussi à faire dépendre la justice de la perception passionnelle de tel ou tel fait divers du moment. Dès qu’il s’agit d’appliquer une règle décidée par le peuple, et de rien d’autre, et surtout pas de donner le pouvoir de modifier les règles, le tirage au sort ou la nomination administrative paraissent plus démocratique que l’élection par suffrage. Ce principe est admis, sauf dans l’exception notable… de la nomination des gouvernants !

On ignore trop souvent qu’au XVIIIe siècle encore, Montesquieu pouvait écrire comme une évidence que “le suffrage par le sort est de la nature de la démocratie ; le suffrage par choix est de celle de l’aristocratie”. De même que dans la Grèce antique, où fut inventée la démocratie, Aristote considérait “comme démocratique que les magistratures soient attribuées par le sort et comme oligarchiques qu’elles soient électives.” Pourquoi donc pendant des siècles a-t-on considéré qu’élire des gouvernants était opposé à la démocratie ? La raison en est que celui qui est tiré au sort ne peut se prévaloir d’un choix par le peuple pour ses idées et qualités personnelles, et ne peut donc prétendre qu’on lui a confié le pouvoir de décider en son nom, à sa place, voire contre lui. Tandis que celui qui a été élu se sent investi d’une confiance qui se transforme bientôt en prétention qu’on lui a délégué le pouvoir de décider de la sorte, c’est-à-dire à la place du peuple.

C’est pourquoi à Athènes le tirage au sort fut pratiqué pendant deux siècles pour désigner l’immense majorité des magistrats de l’administration, étant entendu que les décisions essentielles appartenaient au vote direct de l’ensemble des citoyens. C’est pour les mêmes raisons qu’à l’aube de la Renaissance italienne, dans les périodes républicaines de cités comme Florence, les démocrates refusèrent l’élection des gouvernants au suffrage universel et préférèrent encore une fois les tirer au sort.

Proposer de tirer au sort le Président de la République et les députés passerait bien sûr pour une plaisanterie dans la France d’aujourd’hui : il y faut des “compétences”, se moquera-t-on. Et puis le peuple d’un grand pays ne peut passer son temps à voter ! Mais alors, pourquoi parle-t-on encore de “démocratie”, si le suffrage universel donne des pouvoirs à l’ensemble des incompétents ? Et si consulter le peuple est si dangereux, pourquoi prétendre le “représenter” ? Décide-t-on en son nom ou à sa place ? Après tout, il y a peu de temps, on entendit à droite et dans une certaine gauche qu’il serait mauvais de refaire voter les Français sur le Traité de Lisbonne car ils risqueraient de le refuser une seconde fois ! Ajoutons que si la France est capable de vendre à des dictatures des moyens électroniques de surveillance de l’ensemble d’un peuple, pourquoi les mêmes techniques ne permettraient-elles pas de consulter le peuple sur une foule de questions qui le concernent ?

En fin de compte, vingt-cinq siècles de démocraties diverses et de réflexions philosophiques tout aussi diverses sur la démocratie nous enseignent une chose finalement très simple : le suffrage universel est à la fois la condition absolue de toute démocratie, et le moyen le plus efficace jamais inventé pour conduire un peuple à déléguer lui-même toute sa souveraineté à quelques-uns. Le problème devient donc celui que nous posions dans notre première chronique : celui de la verticalité des processus de décisions, du haut vers le bas comme du bas vers le haut, et de l’urgence de déployer pleinement l’activité citoyenne horizontalement.

Le développement multiforme des manifestations d’‘indignés”, de Tunis au Caire, de Madrid à Tel Aviv et de New-York à Paris, ne traduit-il pas l’émergence d’une nouvelle façon de pratiquer la démocratie, et de substituer à des shows médiatiques générateurs de passivité citoyenne une communication sociale entre tous les acteurs sociaux, génératrice d’inventions citoyennes ? Le sentiment que les “représentants” du peuple ne le re-présentent plus vraiment conduit ainsi au désir de manifester directement sa présence. Loin d’être donc un risque pour la démocratie et une dépolitisation, ces pratiques nouvelles annoncent-elles peut-être une réinvention très politisée de la démocratie active. A la confiance aveugle et la dépossession de sa souveraineté, qui conduisent de fait à l’abstention, aux exaspérations dangereuses et à la soumission, il n’est pas impossible que se substitue peu à peu, de façon tâtonnante, une conception plus exigeante de la politique.


A lire sur ces questions :

La démocratie anesthésiée, que Bernard Vasseur vient de publier aux Editions de l’Atelier. Les formes du travail et les dogmes de l’économie libérale y sont mis en relation avec les loisirs dominants devenus l’une des facettes du temps contraint, et avec les modalités effectives de la démocratie représentative. Dans quelles circonstances la Révolution française a-t-elle pu accoucher de cette nouvelle conception de la démocratie, qui de fait associe le peuple lui-même à la dépossession de ses prérogatives politiques ? On y découvre l’origine de nos formes actuelles de démocratie dans l’affirmation de Sieyès selon laquelle “l’intérêt commun, l’amélioration de l’état social lui-même nous crient de faire du gouvernement une profession particulière”.

A lire aussi Les principes de la démocratie représentative, de Bernard Manin (Ed. Flammarion).


Illustration via Flickr par Temari09 [cc-by-nc] remixée par Ophelia Noor pour Owni.
Poster-citation de Marion Boucharlat [by-nc-sa] pour OWNI.

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