Ton Président dans ton salon

Le 9 février 2012

Rouvrir Aristophane. Dans Les Guêpes, le philosophe grec vilipende les démagogues qui ont perverti la démocratie athénienne. « Ces beaux parleurs (...) installés dans les hauts postes avec leurs flatteurs à gages ». De vieux acteurs d'un drame politique, donc. Que Jean-Paul Jouary a retrouvé dans son salon du XXI° siècle.

Citation : « La rhétorique est la contrefaçon d’une partie de la politique » Platon

Dimanche 29 janvier 2012, curieusement, je passe la soirée avec le Président de la République, ou plutôt, il passe la soirée dans mon salon et il me parle, à moi, il me prend à témoin, il me fait confiance, il flatte mon bon sens. J’entends ces phrases, « je veux dire aux Français », « les Français me comprennent », « les Français savent parfaitement ce qu’il en est », « chacun va comprendre », « je suis là pour parler aux Français », « les Français attendent des décisions », puis (à propos de F.Hollande) « il n’y a pas un Français qui croit que c’est vrai », il prévoit une « ruine », une « folie »… On dirait qu’il a lu mes deux chroniques précédentes et veut me donner raison, il m’invite à voter pour l’enfer. Il est tout près de moi, il me regarde, et nous sommes quinze millions à quelques centimètres de lui, quelle que soit la chaîne réglée.

Les autres candidats, de toute façon – ou du moins ceux qui ont le droit de mobiliser tous les écrans – sont passés aussi par mon salon ou rêvent d’y passer. Je passe à la télé donc je suis est devenu le premier principe de la vie politique comme du Top Chef pour une autre cuisine : c’est au sommet de la société que se concentre le pouvoir de décider qui aura le droit de séduire et qui ne l’aura pas, ou qui l’aura moins. L’orateur est là, qui a préparé ses mines et ses mots, puisque ce ne sont point les idées ni les actes qui devront décider, mais l’image et le charisme. J’avais il y a des années organisé un sondage IFOP sur Darwin ou Einstein, le premier avait obtenu 33% des voix sur le principe de l’évolution, et Einstein un petit 6%, ce qui laissait imaginer ce qu’aurait donné un duel oratoire télévisé entre les deux savants et quelques professionnels de la communication. Entre le raisonnement sur les réalités et l’art oratoire qui flatte notre subjectivité, le second a toujours quelque avantage si je reçois passivement ses mots en face à face. M’est alors revenue la phrase de Jacques Attali en 1972 :

La clarté du débat politique n’a jamais été une priorité politique.

Puis, en 1980 :

Il ne s’agit plus, pour changer le monde, de le dominer, ni de le raisonner, mais de le séduire.

Lorsque la démocratie fut inventée dans la Grèce de l’Antiquité, certains orateurs qui s’adressaient au peuple des citoyens assemblés sur l’Agora payaient les services des sophistes, maîtres de rhétorique, pour séduire déjà, et emporter des majorités à coup de beaux discours, sans souci de vérité ou de justice. Ce n’est pas sans raison que le dramaturge Aristophane, qui fut élève de Socrate, mit en scène de façon ironique et violente, dans Les guêpes, ces « beaux parleurs qui nous gouvernez », « démagogues de carrière », « installés dans les hauts postes avec leurs flatteurs à gages ». Ce n’est pas sans raison non plus qu’un autre élève de Socrate, Platon, dénonçait dans Le Gorgias, les orateurs qui se donnaient « l’air d’en savoir plus que n’en savent les connaisseurs », et ajoutait que « la rhétorique est la contrefaçon d’une partie de la politique ».

Platon (à gauche) et Aristote (à droite). Détail du tableau l'Ecole d'Athènes de Rafael Sanzio de Urbino. Wikimedia Commons (Domaine Public)

Les maîtres de rhétorique d’alors, équivalents antiques de nos « conseillers en image », formaient les capacités des démagogues afin qu’ils parviennent à convaincre les électeurs, lesquels ne disposaient il est vrai ni d’une éducation nationale obligatoire, ni d’une presse d’opinion. Du moins étaient-ils alors soucieux de voter toutes les lois et ne permettaient à aucun gouvernant de décider à leur place. Mais le face à face physique de l’orateur et de l’auditeur, sur l’Agora, permettait de s’adresser directement aux sentiments et aux passions, de séduire et charmer, si bien que peu de place était laissée en fin de compte au raisonnement et au débat rationnel. C’est ainsi que la première démocratie, où furent créées aussi bien les mathématiques que la philosophie, put condamner à mort et exécuter le premier philosophe au sens propre, Socrate, tandis qu’elle laissait libre cours aux violences iniques et aux courses aux richesses. On connaît la suite : cette perversion de la démocratie précéda la décadence d’Athènes, qui cessa de féconder la pensée et les pratiques politiques de l’humanité.

Ensuite la démocratie disparut sous la chape des pouvoirs théocratiques absolus. Puis sa difficile résurrection, du milieu du XIXème siècle jusqu’à la télévision, fit voter les citoyens pour des idées, des partis, des modèles divers, au terme de débats et actions militantes certes d’inégale rigueur, mais qui eurent le mérite d’impliquer activement les citoyens. L’orateur était loin, invisible, objet d’images de presse dans le meilleur des cas. Ces images de presse étaient souvent d’une extrême violence symbolique, mais demeuraient le support d’idées, d’idéaux ou de sentiments.

C’est la télévision qui a réinstauré le face à face antique entre l’orateur et le citoyen, les conseillers en communication remplaçant les sophistes mercantiles pour théâtraliser le discours, avec intonations et mises en scène adéquates. Avec le transfert massif de la souveraineté vers le sommet de l’Etat et des maîtres de l’économie, c’est la capacité à produire ces images qui est devenue un véritable monopole, tandis que toutes les formes de discussion décentralisée, les moyens de converser directement deviennent les bêtes noires des princes modernes. Ce n’est pas sans raison que les mouvements indignés remettent au premier plan une volonté moderne de débattre malgré les médias centralisés, et que de véritables guerres se multiplient en France comme partout dans le monde entre ces princes et les diverses formes de mises en réseaux incontrôlables. Il ne s’agit pas de faits divers ou d’anecdotes passagères, mais sans doute de l’émergence de nouvelles formes de lutte, de nouveaux enjeux, de formes inédites d’expression et de manifestation des aspirations citoyennes. A suivre…

NB : on peut lire et relire, de Platon, le Gorgias, le Ménon, La République, le Protagoras par exemple. Et d’Aristophane, Les guêpes, Lysistrata, l’Assemblée des femmes, les nuées, etc. Et puis, une fois encore, Rousseau.


Poster-citation par Marion Boucharlat pour Owni.fr.
Textures par Essence of Dream/Flickr (CC-bync)
Détail du tableau l’Ecole d’Athènes de Rafael Sanzio de Urbino via Wikimedia Commons (Domaine Public)

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